Située à 12 kilomètres du volcan le plus dangereux du monde, Naples est en attente de sa destruction. Mais elle bénéficie d’un puissant protecteur : Saint Janvier, un martyr dont le sang possède d’étranges pouvoirs. Régulièrement, ce sang se liquéfie.
En l’an 79, le Vésuve entre en éruption et ensevelit les villes d’Herculanum et Pompéi sous une couche de cendres brûlantes : 30 000 morts. Le réveil du Vésuve, programmé pour «bientôt», menace maintenant la vie de 700 000 personnes. «L’éruption attendue devrait dégager une énergie colossale, détruisant tout sur plusieurs kilomètres en quelques secondes». Comment faire pour vivre dans une ville qui peut, d’un moment à l’autre, être rayée de la carte ?
Cela fait plus de vingt-huit siècles qu’à Naples on conjure le sort. Les religions changent et mettent en place, chacune à leur tour, des dispositifs de protection puissants qui impliquent l’usage du sang. Le dernier dispositif à l’oeuvre est chrétien. Il s’appuie sur la mise à mort, au IVe siècle, d’un jeune aristocrate romain appelé San Gennaro (en italien). Saint Janvier en français (1).
Saint Janvier : un traitement préventif contre les éruptions
Le culte de Saint Janvier est attesté depuis le Ve siècle. A partir du moyen-age, ce culte prend pour support des images votives (2) qui servent à la fois de support à la piété et d’objet prophylactique : ces images sont chargées d’empêcher une éruption. De nos jours, sous la forme très populaire de petites cartes pieuses, elles représentent Saint Janvier sur fond de Vésuve. On voit un cône volcanique fumant derrière lui. Coiffé d’une mitre, parfois armé d’une crosse d’évêque, Saint Janvier est surtout reconnaissable au fait qu’il tienne, en équilibre sur une Bible, deux fioles remplies de son sang. Pourquoi deux ? Pour répondre à cette question, mieux vaut examiner sa légende. Elle est courte.
La légende de Saint Janvier
Héritier d’une très ancienne et noble lignée romaine, Saint Janvier se convertit au christianisme, est élu évêque puis se fait arrêter à l’époque des plus violentes persécutions. Par une belle matinée d’automne, le 19 septembre de l’année 305, il est conduit au forum de Vulcano, près d’un cratère à moitié éteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y être décapité avec ses compagnons. Dans le dos des bourreaux, une femme nommée Eusebia recueille avec une éponge le sang du martyr et en remplit deux burettes. Les fioles sont celles que Saint Janvier avaient utilisées pour célébrer sa dernière messe. Mais cela n’explique pas leur nombre. Pour l’anthropologue Salvatore D’Onofrio, qui décrypte cette légende dans un ouvrage passionnant (Les Fluides d’Aristote), il faut s’intéresser à la femme pour comprendre.
Qui est Eusebia ?
Les récits de la vie du saint divergent sur ce point. Certains affirment qu’Eusebia était une «parente». D’autres disent qu’Eusebia était la nourrice de Saint Janvier, ce qui fait d’elle de facto une parente : elle est sa «mère de lait». Pour Salvatore D’Onofrio, il est significatif que la «mère de lait» soit si étroitement associée à cette figure de femme qui presse une éponge, près d’un cadavre, pour recueillir du sang. Un donné pour un rendu, en somme. Entre Eusebia et Saint Janvier, les relations sont bouclées. Eusebia lui a donné la vie par ses deux seins. Saint Janvier lui donne, en mourant, son sang dans deux ampoules. L’échange établit métaphoriquement l’équivalence entre sang et lait, explique l’anthropologue, avant de poser la question : pourquoi un tel échange ? C’est là qu’intervient le miracle.
Le prodige du sang liquéfié
Ce miracle n’est pas reconnu par l’Eglise, qui se contente de le nommer un «fait mirobolant» ou «événement prodigieux». Le fait mirobolant a lieu trois fois par an (3) : à dates fixes, le sang desséché du saint – collé sur les parois des deux ampoules – se liquéfie et parfois même, dit-on, se met à «bouillir». L’apparence habituelle qu’il offre, celle de grumeaux noirs, change de façon spectaculaire sous les yeux de milliers de fidèles qui peuvent tous vérifier les faits : brusquement le sang coagulé se transforme en liquide rouge. S’agit-il d’un tour de passe-passe ? Non. Les deux ampoules sont hermétiquement fermées, disposées dans une chasse de verre, tenue à bout de bras par le prêtre chargé de leur ostension. Aucune substitution n’a eu lieu. En présence d’une foule énorme, le sang se liquéfie.
Prodige n’est pas un miracle
En 1991, trois chercheurs italiens – Luigi Garlaschelli, Franco Ramaccini et Sergio della Sala – parviennent à reconstituer le «prodige» en mélangeant du chlorure de fer en solution aqueuse avec un peu de calcium. Ils précisent avoir utilisé des méthodes et des molécules existant déjà au Moyen-Âge. Or c’est justement lors de la terrible famine de 1389 que les ampoules de sang furent promenées pour la première fois en procession. A cette époque, le trafic de reliques, très rentable, peut fort bien avoir motivé la création d’un faux. Certains membres du Clergé protestent, arguant qu’une analyse du contenu des fioles prouve qu’elles contiennent de l’hémoglobine. Soit, répondent les chercheurs. Mais cette hémoglobine est mélangée avec des substances qui en font un «gel thixotrope». Immobile, la solution s’assèche. Agitée elle se liquéfie. Il s’agit d’un processus mécanique.
L’Eglise proteste… pour la forme
Ainsi que le relève D’Onofrio, il y a un paradoxe entre le refus de l’Eglise de «reconnaître» le miracle et le fait d’orchestrer en grande pompe les rites au cours desquels le sang se liquéfie. Comment comprendre ce double-langage ? «L’Église, prudemment, n’a jamais accordé à cet événement le statut de miracle, alors que pour satisfaire la “dévotion populaire“ et les enjeux de pouvoir qui en relèvent, elle se place au coeur des cérémonies qui périodiquement le renouvellent». Pourquoi ? Il serait réducteur de penser que l’Eglise trompe sciemment les fidèles à seule fin de s’accaparer un pouvoir d’emprise sur les foules… Le spectacle est collectif. L’Eglise l’encadre du mieux qu’elle peut, mais ne fait jamais qu’y participer – prisonnière d’une dynamique qui la dépasse. Même les hommes politiques, qui ne manquent jamais d’assurer leur présence le jour où a lieu le prodige, ne sont que les figurants dans ce drame antique. Les vrais acteurs, qui sont-ils ?
Qui sont les acteurs ? Des femmes ménopausées
Chaque 19 septembre, cela se passe ainsi : au Duomo San Gennaro (la Cathédrale de Naples), la niche qui se trouve derrière le maître-autel de la chapelle du Trésor est ouverte. On en sort un buste reliquaire en or qui contient le crâne de Saint Janvier et la chasse de verre qui contient les deux ampoules. Les reliques sont exposées, face à des milliers de personnes qui tiennent des mouchoirs blancs et pleurent. La chasse est élevée. L’attente commence. Au bout d’une heure, si le sang n’est toujours pas liquéfié, la foule s’énerve. Au premier rang, notamment, des petites vieilles nommées «les parentes» se mettent à crier des insultes au saint. Elles hurlent : Faccia ngialluta, «Visage jaune !» à l’adresse du buste-reliquaire qui subit l’assaut verbal… jusqu’à ce que son sang se liquéfie. Les principales actrices du prodige sont donc des femmes du même âge qu’Eusebia, considérées comme les descendantes de la nourrice. Elles sont ménopausées. Leur sang ne coule plus. Charge à elles de faire couler celui du saint !
Visage jaune : perte de sang
Lorsqu’on demande aux Napolitains pourquoi les parentes insultent Saint Janvier de «Visage jaune», ils répondent en hésitant : «parce que son visage est en or». La vérité est plus complexe. Pour Salvatore D’Onofrio, la vérité c’est que l’appellation «Visage jaune » s’applique en langue populaire aux femmes nerveuses et irritables lorsqu’elles ont leurs règles. Les voilà qui deviennent irrascibles, au point qu’on évite de les faire travailler aux vendanges : elles pourraient faire tourner le vin en vinaigre. Ainsi donc le prodige repose sur une allusion aux menstrues ? Oui, répond D’Onofrio : lorsque des femmes ménopausées traitent Saint Janvier de «Visage jaune», elles l’incitent par contagion à devenir une femme menstruée, énervée, dont le sang se liquéfie et coule. L’anthropologue ajoute : «N’oublions pas que dans beaucoup de dialectes de l’Italie du Sud, le terme parienti [“les parentes“] indique de manière métaphorique les menstruations. En sicilien on dira par exemple : “les parentes sont arrivées“ (mi vìnniru i parienti)».
Saint Janvier saigne-t-il comme les femmes ?
S’il fallait résumer l’histoire, on pourrait dire qu’à Naples, on fait symboliquement saigner un saint – plusieurs fois par an – afin de réactiver son pouvoir protecteur. Il est mort une fois en 305, la tête coupée, et depuis plus de 17 siècles on le refait saigner, régulièrement, en insultant sa tête jusqu’à ce qu’elle ait le sang qui bout… En 305, c’est sa mère de lait qui a recueilli le sang. En 2015, ce sont les parentes qui recréent les conditions propices à la liquéfaction. Le temps tourne sur lui-même, accomplissant la logique des cycles… La logique si rassurante des cycles. Reste à savoir pourquoi le sang devenu liquide de Saint Janvier peut protéger Naples ?
Pourquoi le sang protège de l’éruption ?
«Parce que le sang est semblable à la lave du Vésuve : on combat le même par le même». Prolongeant la réflexion de Salvatore D’Onofrio, le chercheur Youri Volokhine – professeur en histoire des religions à Genève – pousse l’idée initiale jusqu’au bout de sa logique. «Les pôles semblables s’annulent ou se repoussent. Voilà l’origine de nombreuses superstitions. On dit que le vin tourne lorsqu’une femme menstruée fait les vendanges : parce que le sang et le vin sont des équivalents. De même que le sang et le jaune de l’oeuf. Une femme qui saigne rate la mayonnaise, dit-on, parce que son sang entre en conflit avec le jaune d’oeuf. Voilà aussi l’origine de l’interdit posé sur la prêtrise des femmes chez les Chrétiens : une femme menstruée ne saurait toucher au sang du Christ sans en annuler le pouvoir…». Suivant la même logique du «même contre le même», sang et lave – étant de même nature – s’annulent. Pour empêcher la lave de couler, il faut donc que le sang du saint coule. C’est logique.
Un mort peut-il sauver 700 000 vivants ?
La logique est celle d’une équivalence posée entre les humeurs. Celles de la terre et celles de l’humain ne font jamais que circuler suivant des règles finalement très simples : les contraires s’attirent et les semblables se repoussent. Pour repousser la menace d’une éruption, il faut brandir face au volcan les images d’un saint qui saigne et agiter ses reliques jusqu’à ce qu’elles se remplissent d’un liquide cramoisi. Il faut que la foule, en état de choc, halète face au spectacle de cette métamorphose qui tarde à venir… Il faut que l’attente dure, autant que le suspens, jusqu’à ce qu’explose la colère des vieilles femmes. Colère purificatrice, capable de déclencher ce que tous, alors, nomment un «miracle» : à tout prix, il faut y croire. La mise en scène n’est efficiente que si chacun y participe, en respectant la règle du premier degré. Un mort ne peut sauver les vivants que si les vivants se persuadent que leur désir peut faire fléchir un saint et leur volonté vaincre le Vésuve lui-même. Magie opérative du spectacle sanglant.
.
A LIRE : Les Fluides d’Aristote, de Salvatore D’Onofrio, éditions Les Belles Lettres, 2012.
CET ARTICLE est issu de notes prises dans le cadre du séminaire d’Histoire des religions de Youri Volokhine, séminaire intitulé «Les Poils et Le Sang» (Université de Genève, 2015-2016).
NOTES
(1) Le nom de Janvier n’a, semble-t-il, rien à voir avec les mois de l’année. La famille de Saint Janvier descend en droite ligne des Januari de Rome, dont la généalogie se perd dans la nuit des âges.
(1) Dès le XIIIe siècle, les images de dévotion se répandent à travers l’Europe. On les porte sur soi et on les place dans le foyer pour obtenir la protection spirituelle d’un Saint. («Les moyens de la protection privée», d’Edina Bozoky. Publié dans Cahiers de recherches médiévales, 2001).
(2) Le «miracle» a lieu trois fois par an en moyenne : le samedi précédant le premier dimanche de mai (date anniversaire du transfert de la dépouille du saint). Le 19 septembre (date anniversaire de son martyre en 305). Le 16 décembre (date anniversaire de l’éruption du Vésuve de 1631 qui fit 4 000 morts mais en épargnant la ville de Naples).