Il y a des films à voir comme on prendrait une drogue, pour le plaisir de se laisser déposséder. L’histoire du docteur Jekyll et de sa fiancée relève de l’expérience charnelle. Elle s’appuie d’ailleurs sur une étonnante anecdote concernant la femme de Robert Louis Stevenson…
Il existe une histoire concernant le roman «Le Cas étrange du docteur Jekyll et de M. Hyde». Lors d’une nuit agitée, Robert Louis Stevenson fait un cauchemar qu’il écrit d’un trait à son réveil.
Il annonce à sa femme qu’il s’agit là de son œuvre la plus importante. Mais Fanny Stevenson est à ce point choquée par la lecture du manuscrit, qu’elle le jette au feu… détruisant ce qu’elle nomme dans une lettre «un cahier rempli de totales inepties» (A quire full of utter nonsense…). Stevenson doit le réécrire. Le roman est publié en 1886 et devient un des plus grands classiques du romantisme noir, adapté dès 1906 sous d’innombrables formes à l’écran : plus de seize films s’inspirent directement du roman, sans compter d’innombrables séquelles. Le «dédoublement manichéen» du héros, forcé d’affronter le pire ennemi de l’homme (lui-même), passionne le grand public.
En 1980, Walerian Borowczyk – cinéaste connu pour «Goto, île d’amour» – réalise ce que certains considèrent comme son chef-d’œuvre : «Le Cas étrange du docteur Jekyll et Miss Osbourne» (également connu sous le titre «Docteur Jekyll et les femmes»). C’est une version érotique sulfureuse et troublante du roman. André Pieyre de Mandiargues affirme que cette version correspond d’ailleurs certainement à l’œuvre originale de Stevenson : celle qui a été brûlée. «Il paraît qu’une première version du récit aurait été condamnée au feu par l’épouse de Stevenson qui avait été choquée par son érotisme, et la femme, le corps de la femme, est à peu près exclu du texte qui fut [finalement] publié. Walerian Borowczyk a-t-il vraiment retrouvé, à Londres, quelques vestiges de la version initiale, ce n’est pas impossible.» Cette supposition est extravagante : il est peu probable que des pages du cahier aient échappé aux flammes. Et si c’était le cas, elles auraient été publiées.
Usant d’une licence toute poétique, Mandiargues cependant laisse planer une idée séduisante : le roman original parlait d’une femme. Pour quelle autre raison Fanny Stevenson l’aurait-elle détruit ? Il fallait certainement qu’elle soit indignée, jalouse, moralement déstabilisée ou inquiète d’un possible scandale… C’est en tout cas ce que Mandiargues suppose, se félicitant que Borowczyk ait eu la bonne idée d’introduire du sexuel dans l’histoire trop connue de Jekyll et de Hyde : «En tout cas, nous ne saurions que louer ce grand cinéaste […] d’avoir donné au double personnage inventé par Stevenson un nouveau double, une fiancée, une amoureuse, une sœur luciférienne, un reflet charnel incarné merveilleusement par la beauté raphaelienne de Marina Pierro. […] Car depuis longtemps je n’avais rien vu d’aussi beau que ce «Docteur Jekyll et Miss Osbourne», et je souhaite à beaucoup de spectateurs d’y perdre, comme moi, la tête».
Le film, tourné en quatre semaines, est un huis clos sadien. Entre les murs d’une demeure somptueuse, au cours d’une nuit sans fin, les invités du docteur Jekyll (interprété par Udo Kier) deviennent les proies d’un tueur invisible qui transforme la réception en cauchemar : traqués, violés les uns après les autres, ils essaient de savoir qui – parmi eux – commet les crimes. La fiancée du docteur Jekyll est la première à le découvrir. Elle se tait. Elle devient complice. Dans la version de Borowczyk, la scène du crime est close comme notre psyché. Le labyrinthe formé par les escaliers monumentaux, les couloirs dérobés et les chambres secrètes renvoie bien sûr au drame intérieur que représente le fait de courir après soi-même : nos désirs sont multiples mais contradictoires. Nous vivons dans l’antagonisme, rongés par d’insolubles conflits. Un corps sans issue délimite ce champ de bataille permanent. La sexualité seule apporte l’espoir d’une trêve, même temporaire et c’est probablement la raison pour laquelle nous lui accordons un tel pouvoir. Elle seule peut nous arracher à l’enfer que représente la poursuite impossible du Moi.
Dès les premières secondes du film, le désir d’arrachement se manifeste de façon palpable, servi par la musique envoûtante de Parmegiani qui fait résonner les douze coups de minuit sur la vision d’une petite fille qui fuit en vain
Son chasseur lui fait monter puis descendre des volées de marches. Elle passe à travers des dédales, dans des sens inverses. Elle perd la notion de l’espace. Nous sommes face à ce film comme autant des petites filles traquées dans l’obscurité. La musique drone, hypnotique, ne cesse plus de vibrer, en écho à cette nuit inaugurale. Elle bourdonne en continu, comme une mélopée bouddhique et incantatoire, transformant les images en mandala faites pour que l’œil s’y perde. Chaque cadrage, sur le modèle d’un rébus, joue sur l’idée d’une résonance : les visages sont coupés en deux par des voiles ou se reflètent dans des surfaces cirées. Le duel entre deux hommes qui n’en forment qu’un se double d’un duel entre un homme et la femme qu’il aime, au fil d’un enroulement vertigineux…
C’est un film à faire tourner la tête, pour peu qu’on se laisse emporter par le son en spirale : il agit à la façon des stupéfiants. Il faut s’immerger dans ce tourbillon sonore et le laisser agir. Dans le film lui-même, au lieu de boire son poison, le docteur Jekyll se plonge dans une baignoire d’eau rouge et se métamorphose, au milieu des remous, en fauve torve et luisant. Le sang se vitrifie sur la bouche de Marina qu’elle dédouble. Les vêtements collent à sa peau, reliques de tissus placentaires qui l’enlacent en hélice. Tout donne le vertige. La scène finale, délirante, laisse le spectateur dans un état d’hébétude…
A VOIR : Le Cas étrange du Dr Jekyll et Miss Osbourne (1981), de Walerian Borowczyk, avec Howard Vernon, Udo Kier et Marina Pierro.
LE FILM est exploité en Blu Ray (chez Arrow Film) fort d’une toute nouvelle et éblouissante restauration, validée par le chef opérateur original du film, Noel Véry. Celle-ci a été effectuée en 2K avec James White chez Deluxe London à partir du négatif original 35mm. La colorimétrie du film a été supervisée par Noel Véry. La piste son française a été transférée par Deluxe London. Le DVD en Blu Ray, confondant de beauté, est agrémenté de multiples bonus.
Outre un livret de 40 pages, on trouve : Commentaire audio composé d’une interview d’archive de Borowczyk, et d’interviews plus récentes du chef opérateur Noel Véry, la monteuse Khadicha Bariha, l’assistant Michael Levy et le réalisateur Noel Simsolo / Discussion autour du film et du travail de Borowczyk en général par Michael Brooke. / Nouvelles interviews de Udo Kier et Marina Pierro. / Phantasmagoria of the Interior : essai vidéo de Adrian Martin et Christina Alvarez Lopez sur le film. / Eyes That Listen : module sur les collaborations de Borowczyk avec le compositeur Bernard Parmegiani / Court métrage de Borowczyk : Happy Toy (1979) / Court métrage de Marina & Alessio Pierro en hommage à Borowczyk : Himorogi (2002) / etc.
A LIRE : «Borowczyk. Cinéaste onirique». Préface d’André Pieyre de Mandiargues. Aux éditions La Vue (Paris), 1981. 93 pages.
Merci à François