Avant la pilule, les filles devaient rester vierges jusqu’au mariage. Après la pilule, les filles ont acquis le droit de démarrer leur vie sexuelle au même âge que les garçons. Mais… à quel prix ?
L’obligation de rester vierge a quasiment disparu dans les pays industrialisés. En 1959, lors d’une enquête sur le choix du conjoint, à la question «Est-il très important, important ou sans importance qu’une jeune fille se garde jusqu’au mariage ?», 72% des personnes interrogées avaient répondu : «importante» ou «très importante». En 1984, la question ne se pose même plus. «Dans l’enquête […] réalisée à l’Ined, vingt-cinq ans plus tard, il s’est avéré impossible de reprendre la même question tant les modes d’entrée dans la sexualité et dans la vie conjugale s’étaient transformés, raconte le sociologue Michel Bozon (1). Cette valorisation morale de la retenue, cette surveillance sociale des comportements […] s’appuyaient largement sur la peur des conséquences d’un acte sexuel, notamment d’une grossesse mal venue, pouvant entraîner une obligation de se marier avec une personne que l’on n’aurait pas vraiment choisie. Parlant de cette époque, les féministes ont dit que les femmes faisaient l’amour «la peur au ventre». Avec la diffusion progressive de la contraception médicale à partir des années 1970, la peur des conséquences s’estompe.»
La dissociation sexualité/reproduction a deux conséquences. Une bonne et une mauvaise, serait-on tenté de dire. La «bonne» conséquence, c’est que les filles n’ont plus à produire la tache de sang qui garantit soi-disant leur intégrité physique, voire morale… La première pénétration génitale n’a pas lieu lors de la nuit des noces. Elle n’a pas lieu avec le mari. Pour le dire en d’autres termes : le premier partenaire sexuel n’est plus le premier conjoint (2). A l’heure actuelle, l’immense majorité des Occidentaux traverse une période d’effervescence pendant laquelle les filles comme les garçons mènent une vie sexuelle et/ou amoureuse sans engagement avec des partenaires différents. C’est ce qu’on appelle la «période de sexualité préconjugale».
La «mauvaise» conséquence ? Depuis la pilule, la question de l’exclusivité sexuelle entre partenaires est devenue essentielle, donc contraignante. Les Français, par exemple, tolèrent de moins en moins ce qu’ils considèrent comme une rupture du contrat conjugal. En 2006, la fidélité est estimée comme «très importante pour contribuer au succès d’un mariage» par 84 % des personnes interrogées en France (contre 72 % en 1981). Elle est considérée comme le premier facteur de réussite d’un couple et les femmes sont tout particulièrement stigmatisées lorsqu’elles sont infidèles, alors qu’autrefois il y avait une plus grande tolérance : les mariages «de raison» causés par une grossesse accidentelle étaient nombreux… Il semblait pardonnable que les membres d’un couple mal apparié compensent leur infortune dans des liaisons extraconjugales. A l’heure actuelle, «en cas d’échec du couple, on divorce», résume Charlotte Le Van, sociologue spécialisée dans l’infidélité (3). Les conjoints préfèrent se séparer s’ils ne s’entendent pas et mesurent leur attachement affectif à l’aune de leur sexualité… La corrélation entre sexe et amour est devenue plus grande, comme si ces deux notions étaient intrinsèquement liées (!?).
Autre conséquence négative : depuis la pilule, la prostituée est devenue la figure-repoussoir de la société. Avant la pilule, «lorsque les filles n’avaient pas le droit de sortir, les hommes n’étaient guère avancés en matière de relations sexuelles, sauf à aller voir des prostituées», explique le chercheur Alain Giami (dans l’ouvrage Révolutions sexuelles). Dans les années 1950, les femmes en France faisaient leurs débuts sexuels vers 21 ans (généralement avec le conjoint) et les hommes vers 17 ans. Entre 17 et 21 ans, ils devaient donc se résoudre à payer pour des relations sexuelles ou à courir le risque d’engrosser une fille et de subir avec elle un mariage forcé… Dans les années 2000, la donne a complètement changé : les femmes ont leurs «premiers rapports» à 17,6 ans et les hommes à 17,2 ans. Les prostituées ont, d’une certaine manière, perdu toute légitimité dans ce contexte : elles ne jouent plus le rôle d’initiatrices. Elles ne sont plus les indispensables rouages du système de la virginité-obligatoire-avant-le-mariage.
Troisième conséquence négative : depuis la pilule, le fossé entre hétéros et homos s’est creusé. «Avant la révolution sexuelle, les jeunes hommes qui voulaient avoir des relations sexuelles devaient aller voir une prostituée. Étant souvent trop pauvres pour se payer une visite, une deuxième option consistait à chercher des rapports sexuels avec un ami, ou même avec un homosexuel qui paierait une contrepartie en espèces ou en nature (un lit pour dormir, dîner, cadeaux, boissons). Ces cas limites de trafic sexuel ont disparu dans les années 1960» (4). Pour les hommes, avant la pilule, les relations de type homosexuel constituent souvent la norme. Les femmes elles-mêmes, souvent éduquées dans des écoles non-mixtes, explorent couramment «entre amies» leur sexualité. Depuis la pilule, l’homo-érotisme est considéré comme une aberration. La zone floue dans laquelle on s’autorisait autrefois des attouchements entre camarades a disparu au profit d’une sainte horreur des relations ambiguës.
La dichotomie de genre et de sexe s’est accentuée dans un monde voué aux classifications strictes. Maintenant, il n’y a plus de place pour les émois accidentels, les soupçons de caresses, les frissons ébauchés ni pour l’entre-deux… Dans ce monde-là, sucer c’est tromper et tromper c’est trahir. La dissociation entre sexe-plaisir et sexe-procréation a donc à la fois été facteur de libération et, inévitablement, d’une remise aux normes des comportements sexuels : les idées sur l’homosexualité, la prostitution ou l’infidélité sont devenues plus radicales. Toute réforme s’accompagne d’un formatage. Mais le formatage actuel présente ceci de particulier c’est qu’ayant voulu détacher l’activité sexuelle érotique de l’acte reproducteur, il a renforcé le lien entre l’activité sexuelle érotique et l’amour. Il serait vain de se croire libéré(e)s : libérés des conventions matrimoniales, nous vivons maintenant sous le régime des conventions sentimentales. Vous vouliez la pilule ? Eh bien, avalez-la maintenant.
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POUR EN SAVOIR PLUS : «Première fois : va-t-il me trouer ou me perdre ?» ; «La virginité : une question d’hymen ?»
A LIRE :
Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, dirigé par Nathalie Bajos et Michel Bozon, 2008, Paris, La Découverte.
Révolutions sexuelles, dirigé par Alain Giami et Gert Hekma, 2015, Paris, La Musardine.
De la sexualité au couple. Rencontres amoureuses pendant la jeunesse, de Michel Bozon et Wilfried Rault, 2012, Paris, revue «Population».
NOTES
(1) Source : «La nouvelle normativité des conduites sexuelles ou la difficulté de mettre en cohérence les expériences intimes», article de Michel Bozon, 2004.
(2) «Les deux étapes sont devenues distinctes pour l’immense majorité des individus, précise Michel Bozon, dans un article co-signé avec Wilfried Rault. Alors que 68 % des femmes et 34 % des hommes nés entre 1936 et 1945 ont eu un premier partenaire qui était ou est devenu leur conjoint, ce n’est plus le cas que de 19 % des femmes nées après 1981 et de 10 % des hommes». (Source : De la sexualité au couple. Rencontres amoureuses pendant la jeunesse, de Michel Bozon et Wilfried Rault, 2012).
(3) Source : Les quatre visages de l’infidélité en France, de Charlotte le Van, Payot.
(4) Source : Révolutions sexuelles, dirigé par Alain Giami et Gert Hekma, 2015, Paris, La Musardine.