Il existait dans l’ancien Français un mot superbe : «vergogne». Ce mot voulait dire à la fois «honte» et «pudeur». Il a progressivement disparu, lorsque – à la Renaissance – se fait jour l’idée qu’il faut distinguer le sentiment positif (pudeur) du sentiment négatif (honte). Mais pourquoi séparer ?
Dans son sens moderne, «honte» renvoie à la mauvaise conscience, au sentiment d’avoir accompli une faute tandis que «pudeur» renvoie au désir de préserver sa dignité ou de respecter les sentiments des autres. Pour paraphraser Jankélévitch, qui consacre à la question un très joli texte (1) : le honteux voudrait disparaître sous terre alors que le pudique aimerait se montrer discrètement. Le honteux met sa crotte sous le tapis. Le pudique, lui désigne sa crotte par euphémisme.
Dans un ouvrage passionnant – Equivoques de la pudeur tout juste publié aux éditions Droz – la chercheuse Dominique Brancher se penche sur la période durant laquelle, pour la première fois, «pudeur» apparaît dans la langue française. Elle souligne à quel point l’invention de ce mot suscite le malaise à l’époque : beaucoup de penseurs comme Montaigne ou Erasme (suivis plus tard par Rousseau ou Flaubert) dénoncent l’idée reçue qui ferait de la pudeur un sentiment noble ou la caractéristique des êtres raffinés…
Le mot «pudeur» apparaît en janvier 1542 dans «un manuel de règles pratiques» qu’un gentilhomme champenois, Pierre de Changy, «vieillard malade, décide de traduire pour l’instruction de sa fille Marguerite.» Le manuel s’intitule «L’Institution de la femme chrestienne ». Il s’agit de la traduction d’un livre rédigé en latin quelques vingt ans plus tôt par Jean-Louis Vivès (1492-1540), un juif espagnol converti au christianisme, qui a fait ses classes à la Sorbonne, puis a enseigné comme professeur à Oxford avant d’être banni d’Angleterre et de finir sa vie à Bruges (2). L’ouvrage, traduit en français après la mort de Vivès «connaît une fortune incalculable dans toute l’Europe». Pierre de Changy, qui l’a non seulement traduit mais largement réécrit, use à quatre reprises du terme «pudeur» pour traduire le latin «pudor». Mais dans quel but a-t-il inventé ce mot ? La langue française du XVIe siècle est riche de termes désignant le fait de rougir ou d’avoir honte… Il existe en effet une foule de mots pour traduire le latin «pudor» : «Jusqu’au XVIe siècle, la langue française accueille divers substantifs dérivés du verbe pudere : “pudorité“, “pudicicie“, “pudicité“ et d’autres termes correspondant à ce champ notionnel : “honte“, “verecondie“, “verecunde“, “vergoigne“…». Etant donné qu’il existe au moins sept mots courants pour traduire «pudor», quel besoin avait Changy de créer un néologisme ?
Dominique Brancher suggère une explication : il fallait un mot inédit pour désigner cette nouveauté qu’est la «honte honnête». Les mots qui existent déjà dans la langue française présentent pour caractéristique de désigner pèle-mêle aussi bien la honte bonne que mauvaise… «L’histoire du trouble entre “honte“ et “pudeur“, ces deux émotions proches qui “pourtant, tel un Janus aux deux visages, paraissent regarder dans deux directions opposées (3)“ est polyglotte», dit-elle. Traduction : avant l’entrée en scène du mot «pudeur», les valeurs positives et négatives des mots comme «vergogne» ou «honte» apparaissent inextricablement mêlées. Leur sens est toujours double, déjouent toutes les tentatives de séparer le bien du mal. «A l’instar des usages antiques, ils endossent un sens positif aussi bien que péjoratif, servant éventuellement à désigner les parties sexuelles, ce lieu paradoxal d’une révérence horrifiée où semblent se rejoindre les deux acceptions.»
Ainsi, à cet endroit même du corps que l’on désigne sous le nom de «vergogne», «pudorité», «pudicité» ou encore «verecondie», la haute conscience de ce que l’on se doit à soi-même côtoie le sentiment de la culpabilité, dans un jeu de miroir qui donne à l’être humain toute l’épaisseur de ses contradictions.
Arrive le mot «pudeur». Et avec lui l’ambition nouvelle de disjoindre les fonctions basses du corps des fonctions élevées de l’esprit. Il s’agit de dresser un mur entre la personne qui excrète, baise, sue, pète ou rote de la personne qui chante des cantiques ou rédige des poèmes d’amour. Ces personnes – qui n’en forment désormais plus une, mais deux – doivent être distinguées. De même, certaines activités corporelles doivent être dissimulées. «La Renaissance encourage une polarisation plus nette du public et du privé, partant de ce qui peut être montré et de ce qui peut être caché», résume Dominique Brancher. Faut-il s’en étonner ? C’est à ce moment-même qu’apparaît un autre mot : «obscène», qui désigne les choses à bannir de l’espace publique. La censure des ouvrages imprimés devient de plus en plus forte. Les index romains, «dès 1564, suite à la révision du concile de Trente, introduisent la catégorie du livre obscène en le distinguant de l’impiété». La Renaissance élabore lentement les principes d’une répression, qui s’exerce alors même que l’imprimerie, en plein essor, inaugure ce que l’on appellera «la société de l’information». Les doctrines «scientifiques» se répandent en langue vernaculaire : danger. Il faut contrôler le contenu des ouvrages médicaux, dont les planches dévoilent l’indécence des corps ouverts à tous les regards…
«D’autres organes de contrôle se mettent en place de façon indépendante, comme la Faculté de Médecine de Paris, qui s’arroge officiellement un droit de regard sur toute publication médicale par son arrêt de 1535», note Dominique Brancher qui souligne que la répression sexuelle se fait également jour dans les archives criminelles des XVIe et XVIIe siècles : «En France, lois et jurisprudence mettent lentement en place une vision négative des excès de la chair, relayée par l’action des confesseurs qui s’intéressent particulièrement aux pratiques des époux.» L’avènement du mot «pudeur» à la Renaissance est donc très révélatrice des contradictions sociales qui marquent les mentalités encore de nos jours. Ce mot, – qui dissipe l’ambiguïté sémantique attachée au vocabulaire de la «vergogne» –, est dénué de toute culpabilité. C’est un mot «positif» qui inaugure une vision nouvelle de l’individu, libéré de la faute. Mais il faut se méfier des mots qui positivent. Parce que loin de «libérer» l’homme, ils l’amputent d’une part de lui-même, qui est la part de l’ombre. La part du diable. La part du plaisir. Désormais, l’individu n’a plus le droit d’être à la fois ange et bête. Il doit choisir : soit l’un soit l’autre. Soit la honte, soit la pudeur.
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A LIRE : Equivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la renaissance, de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.
NOTES
(1) Texte de Vladimir Jankelevitch intitulé «De la honte à la pudeur». C’est le chapitre IX du «Traité des vertus», tome 3 (L’Innocence et la Méchanceté), Bordas, 1970. Réédité chez Payot en 2011.
(2) La vie de Jean-Louis Vivès est pour le moins agitée. Il écrit des livres à succès, milite pour l’accès des femmes à l’éducation, écrit des lettres aux papes et aux rois pour les engager au dialogue, engage des recherches en psychologie, se démène pour obtenir des postes et s’exténue à rédiger un commentaire colossal de la «Cité de Dieu» qui fait un bide complet… C’est au moment de cet échec commercial, en 1524, que Jean-Louis Vivès publie un petit manuel d’éthique féminine, détaillant la façon dont les jeunes filles doivent s’habiller et se conduire afin de participer, elles aussi, à l’essor moral de la société.
(3) Source : «La vergogne historique…», de Damien Boquet. Dans : Rives méditerranéennes, 2008.
ILLUSTRATION : LES ÉCRANS, 11 MARS 2011, JAPON, de Jacques Ristorcelli, aux Éditions Matière www.matiere.org JETEZ UN œil À TOUT (61 pages, 18 textes)