En 1968, alors que la jeunesse en France réclame le droit de «jouir sans entraves», les tabous deviennent la cible : pour s’émanciper, il faut faire sauter les interdits. Il devient «Interdit d’interdire». Mais les tabous ont la vie dure. De nos jours, ils existent encore, surprise.
Tout le monde s’étonne que la libération sexuelle n’ait pas marché. Elle semble même avoir reculé. Pourquoi ? Impossible de répondre à cette question sans d’abord remettre les choses au point concernant la notion d’interdit : il existe un préjugé, actuellement, selon lequel le tabou (1) est le garde-fou de la civilisation. Ce préjugé nous vient de Freud : dans «Malaise dans la civilisation», publié en 1930, Freud affirme que la sexualité est une pulsion qui met en danger la société, un élément de désordre inscrit au cœur même de l’humain. Freud prône le contrôle et la répression des pulsions. Réduisant le rapport entre désir et interdit à un simple rapport d’opposition entre ce qui relèverait de la pulsion (bestiale) et ce qui appartiendrait à l’esprit (spirituel), Freud réduit la sexualité à n’être qu’une sorte de bouillonnement instinctif, primaire, naturellement présent en l’homme et que seul un intense effort de répression permettrait de dompter, pour le salut de l’humanité… Seuls les tabous, dit Freud, protègent l’homme du chaos.
S’il faut en croire cette conception dite «naturaliste», l’expression instinctive de la sexualité serait donc entravée par la culture. La société ne serait qu’une énorme machine à refouler le désir. Il faudrait donc casser la société pour libérer les désirs (ou bien le contraire, ainsi que l’affirme Herbert Marcuse). Arrivent les années 70. Au moment même où une génération entière se livre aux joies de la «révolution sexuelle», un jeune chercheur nommé John Gagnon (1931–) propose de revoir le problème à l’envers. Fils d’un père mineur anarchiste et athée, de lointaine origine française, et d’une mère irlandaise catholique, John Gagnon était normalement destiné au travail dans la mine. Mais sa mère a de l’ambition. Elle ne veut pas que ses enfants finissent «comme leur père». John Gagnon a de la chance. Au moment où il achève ses études secondaires, les Universités américaines s’ouvrent aux juifs puis aux noirs (sic). Un système de bourses est mis en place pour équilibrer les populations, par quotas : des jeunes gens pauvres issus du milieu blanc gagnent le droit d’entrer gratuitement à l’Université.
John Gagnon fait donc des études supérieures, en sociologie. Il travaille un temps comme gardien de prison, puis se fait recruter par hasard à l’Institut Kinsey, en 1959, quelques années après la mort du célèbre sexologue, Alfred Kinsey, survenue en août 1956. Dans sa préface au livre «Les Scripts de la sexualité», Alain Giami raconte : «C’est là, sur le campus néoclassique de Bloomington que John Gagnon commence à découvrir l’univers culturel de la sexualité en se promenant dans les archives de l’Institut Kinsey. Il donne cependant l’impression de s’y ennuyer, de gérer tranquillement l’héritage et la gloire passée de Kinsey, dans un institut somnolent où l’on ne fait plus de recherches vivantes, où l’on met de l’ordre dans les archives et l’on finit les travaux laissés inachevés par le Maître. Lorsqu’un beau jour arrive presque par hasard, William Simon («Bill»), un autre sociologue de Chicago.» Naissance d’une amitié. Les deux hommes travaillent ensemble et, lentement, élaborent la fameuse «théorie des scripts».
La sexualité trouve son intensité dans les interditsCette théorie remet complètement en question les théories de Kinsey… autant que celles de Freud dont elles s’inspirent. Kinsey a en effet repris l’idée de Freud selon laquelle l’être humain, «naturellement», serait une bête de sexe incontrôlable dont les pulsions menaceraient l’ordre social. Pour Gagnon et Simon, cette théorie est absurde car l’homme est «par nature» un être social. Il est faux de penser que les interdits sont un moyen de réprimer, canaliser ou encadrer le désir. Les interdits sont, au contraire, un moyen d’exalter, stimuler, susciter le désir. Voici comment ils l’expliquent dans un texte publié en 1968 : «Si la sexualité joue un rôle important dans la conduite des affaires humaines, c’est bien parce que les sociétés ont créé et inventé son importance […]. En d’autres termes, il est possible que la plupart des sociétés humaines aient interdit la plupart des formes d’expression sexuelle, non pas pour contenir des forces anti-sociales, mais pour assigner à la sexualité une importance qu’elle n’aurait pas eue autrement. Les contraintes et les interdits ont eu pour effet de rendre cette activité intense, chargée de passion, et unique».
Pour John Gagnon et Bill Simon, les tabous ne peuvent donc pas mourir, parce que la société toute entière les entretient soigneusement. Les humains ne pourraient éprouver de désir si ces désirs étaient rendus obligatoires. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point la vision de corps nus dans l’enceinte des camps naturistes, des saunas ou des plages provoque si peu d’émois comparés à la même vision sur la scène des clubs de strip… Dans les espaces où la nudité est considérée comme normale, on bande beaucoup moins que dans les espaces «interdits». Il faudrait donc revoir nos positions par rapport aux tabous… sans verser dans l’excès inverse. Qui peut souhaiter revenir en arrière, à l’époque où les filles-mères étaient jetées à la rue, les gays chimiquement castrés et les masturbatrices enfermées à Ste Anne ?
LA SUITE de ce dossier avec un article sur «Pourquoi les femmes doivent s’habiller en pute dans les sex-clubs ?».
A LIRE : Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, de John Gagnon. Traduction : Marie-Hélène Bourcier. Préface d’Alain Giami. Editions Payot.
A lire : «Les constructions sociales de la sexualité», de Michel Bozon et Henri Leridon. Dans: Population n°5, 1993.
«Présentation de l’article de John Gagnon», de Michel Bozon et Alain Giami. Dans: Actes de la recherche en sciences sociales Vol. 128, 1999.
POUR EN SAVOIR PLUS : Pourquoi on ne bande pas forcément sur une femme en rut ? «Prenez une superbe femme, remplie de désir». Qui est Alfred Kinsey ? «Un orgasme par minute, vingt minutes, sans s’arrêter», «A quoi reconnait-on qu’une femme simule ?»
(1) Je prends le mot «tabou» au sens très restrictif d'«interdit sexuel». Il s’agit bien sûr d’un usage moderne du mot, totalement détourné du sens qu’il pouvait prendre dans la culture polynésienne d’où il tire son origine.