Jusqu’au 13 juillet, au Grand Palais, il est possible de voir une beauté nue, de dos, dont le cul bien fendu et les hanches de guêpe portent encore la trace des coups de hachoir qui ont lacéré la toile en 1914. L’acte est commis par une femme. Pourquoi ?
Le 11 mars 1914, Le Times annonce ainsi l’acte de vandalisme qualifié comme le plus scandaleux du XXe siècle : «Le célèbre Vélasquez, communément appelé La Vénus au miroir, a été mutilé hier matin par la suffragette Mary Richardson, activiste notoire. Elle a attaqué le tableau avec un petit hachoir à la lame longue et aiguisée semblables à celles qu’utilisent les bouchers et en quelques secondes lui a infligé des blessures aussi graves qu’irréparables. Suite à cet outrage, les portes de la National Gallery resteront fermées jusqu’à nouvel ordre.»
Mary Richardson lacère-t-elle la toile parce qu’elle la considère comme «outrageante» ? Il est en effet courant de penser qu’une féministe ne supporte pas la vue de beautés déshabillées. Une femme nue, de dos, qui s’offre comme un pur objet sexuel ne peut probablement que choquer une militante pour l’égalité des sexes ? Non. L’histoire de ce crime est plus compliquée. Elle commence quatre ans plus tôt : le 18 novembre 1910, des militantes anglaises réclament le droit de vote en prenant d’assaut le Parlement. La répression est brutale. Pour la première fois : du sang. Deux femmes sont tuées. Deux cents arrêtées. Mary Richardson (1889-1961) – choquée par la violence policière à laquelle elle assiste ce jour-là – se radicalise. En à peine deux ans ans, elle est arrêtée neuf fois pour agressions contre les forces de l’ordre, bris de verre et désordre sur la voie publique.
Chaque fois qu’elle est arrêtée, Mary cesse de manger et de boire. La grève de la faim est alors la seule forme de résistance laissée aux suffragettes. Au début, les autorités judiciaires – prises de court – cèdent et sont obligées de les relâcher. Les femmes qui sortent de prison sont affaiblies, mais d’autant plus remontées encore. Elles recommencent à militer dans les rues, ameutent les foules, prennent la parole lors de meetings, affirmant – leurs os saillants le prouvent – qu’en les privant de liberté on les tue… Il faut les faire taire. Il faut les enfermer. Mary Richardson fait partie des premières victimes d’une technique de gavage qui consiste à garder les femmes en vie, de force avec un tube de 90 cm enfoncé par le nez, dans leur œsophage, jusqu’à l’estomac. C’est très douloureux. L’opinion publique s’en émeut. Il faut trouver une autre solution pour mettre les suffragettes au silence.
La loi «Chat et souris» (le Cat and mouse act) est alors votée. Les défenseurs de l’ordre sont contents : ils peuvent arrêter les militantes, les emprisonner, les relâcher juste avant qu’elles ne meurent de faim et, une fois qu’elles vont mieux, les remettre en prison. Ce petit jeu cruel est-il dissuasif ? Pas vraiment. Les militantes, émaciées, reviennent à l’assaut dans l’arène publique, multiplient les meetings et les marches de protestation. Les coups de matraque et les condamnations leur attirent même le soutien d’hommes qui créent à leur tour des associations en faveur du suffrage universel. En dépit de tous ces mouvements de sympathie, le gouvernement résiste. Les meneuses deviennent les cibles à abattre. Les plus dangereuses – Sylvia Pankhurst et sa mère Emmeline – sont entourées de gardes du corps formées au jujitsu. Le 8 et le 9 mars 1914, on dépêche contre elles des escouades de policier qui font le coup de poing et les mettent sous les verrous. Mary Richardson est indignée.
La perfection de la féminité attaquée par une suffragetteLe 10 mars, vers 10 heures du matin, elle entre dans le Musée où se trouve «le plus célèbre tableau détenu par la Grande Bretagne», une toile acquise en 1906, qui représente ce que Le Times décrit comme «la perfection de la féminité au moment même où elle passe du bourgeon à la fleur». La toile de Vélasquez, peinte entre 1647 et 1651, représente une femme allongée qui se regarde dans un miroir. Son postérieur attire irrésistiblement le regard. Il est la cible préméditée de Mary. Pour tromper la surveillance, elle se promène d’abord pendant deux heures dans le Musée, en faisant des croquis d’œuvres… Elle a caché dans sa manche un couperet à viande qui tient par des épingles. Mary est une ancienne étudiante en art. Elle connaît bien les lieux.
Vers midi, un gardien se lève et s’en va déjeuner. L’autre ouvre un journal. Mary alors, ainsi qu’elle le racontera lors d’une émission radio en 1959 : «J’ai frappé le tableau. Le premier coup a brisé le verre qui était si épais…» Le gardien, trompé par le bruit, lève les yeux vers le vasistas, sans comprendre, ce qui laisse le temps à Mary de «donner cinq autres charmants coups», ainsi qu’elle le dit. Après quoi, désarmée, emportée par les gardiens, elle se contente sans résister de clamer aux spectateurs ahuris : «Je suis une suffragette. On peut remplacer des tableaux, mais pas des humains. Ils sont en train de tuer Madame Pankhurst.» Quelques heures plus tard, elle est inculpée. Elle encourt une peine à payer 40 000 livres de dommages et intérêts. Elle se moque des juges. Elle souligne avec arrogance qu’il s’agit de sa dixième arrestation et que cette farce qui consiste à l’emprisonner pour la relâcher ne s’arrêtera qu’avec sa mort.
Dans la presse de 1914, les journalistes parlent d’une «aliénée». C’est d’actualité. Les médias trouvent toujours plus prudent de donner la version officielle : ils répètent que certains criminels sont des «déséquilibrés mentaux», mettant sur le compte de «troubles psychiques» les actes commis au nom d’opinions politiques… Ce faisant, ils ne font que jeter de l’huile sur le feu. Et c’est pourquoi le tableau de Vélasquez, qu’il est encore possible de voir pendant une semaine, mérite le détour. Au-delà de montrer la paire de fesses la plus rare de la peinture espagnole, il montre surtout la façon dont les informations sont perverties, afin d’atténuer la charge perturbante qu’elles véhiculent. Richardson, au final, sera condamnée à 6 mois de prison, la peine maximale pour les faits qui lui sont reprochés. «Le Procureur pleurait presque de ne pouvoir me faire condamner plus lourdement», raconte-t-elle. Elle entame une grève de la faim et ne purge sa peine que quelques semaines.
Que reste-t-il de son crime ? Pas grand-chose, en apparence. Mais. La déflagration de son geste fait encore vibrer les visiteurs qui se penchent sur la toile, cherchant la trace de la lame… Slasher Mary («Mary la balafreuse») n’a pas fini de nous hanter. Cette paire de fesses, doublement fendues, n’a pas fini de nous attirer. Pourquoi une œuvre abîmée nous fait-elle aussi mal ? Pourquoi un attentat est-il presque aussi choquant (voire plus) qu’un acte iconoclaste ? Réponse lundi…
POUR EN SAVOIR PLUS : Une émission de France Culture sur La Vénus au miroir. Un portrait de Mary Richardson. Fichier photo des «suffragettes militantes» établi par la police (Mary se trouve en haut à l’extrême gauche… Il s’avère qu’elle finira dans l’extrême droite quelque 20 ans plus tard).
L’exposition «Velázquez», au Grand Palais, du 25 mars au 13 juillet 2015