S’il vous est arrivé de pousser un cri d’horreur en entendant le mot
autrice (pour auteure) et de pester contre cette sale manie
qu’ont adopté les Présidents de dire, en préambule de leurs discours,
«Français, Françaises», lisez ce qui suit.
Pourquoi le mot queue est-il féminin et le mot vagin masculin ? C’est l’arbitraire de la langue. Au XVIIe siècle, des puristes décident de faire rentrer les mots de force dans des cases sexuées. Ils veulent faire régner l’ordre. Mieux : puisque la nature, disent-ils, pose la supériorité du mâle sur la femelle, ils décident que certains mots –qui jusqu’ici se conjuguaient au féminin– resteront l’apanage exclusif du sexe fort. C’est le cas par exemple du mot autrice, littéralement éliminé des dictionnaires et des mémoires.
Couramment utilisé au XVIe siècle, le mot autrice vient du latin
auctor-auctrix, «matrice naturelle des doublets auteur/autrice et
acteur/actrice». Ainsi que l’explique l’historienne Eliane Viennot dans un ouvrage à l’érudition truculente (Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !, aux éditions iXe) seul le mot
actrice est resté dans l’usage. Autrice, lui, est devenu la bête noire des
puristes. L’Académie française, notamment a tout fait pour qu’il
disparaisse. De nos jours encore, –sous couvert de protéger la «pureté» de
notre langue (1)– ces «messieurs de l’Académie» ne font qu’entériner des décisions
politiques datant du XVIIe siècle.
Tomber en quenouille
Il s’avère en effet que de nombreuses règles
de grammaire, de conjugaison et de masculinisation des mots datent d’une époque
qui correspond à une crise dynastique : dans les années 1580, «alors que la
descendance d’Henri II et de Catherine de Médicis semblait assurée, avec quatre
garçons, aucun n’a eu de fils légitime et presque tous sont morts jeunes, voire
très jeunes.» Le futur Henri IV mène alors campagne au nom de descendant
direct de Saint Louis selon la loi salique. Cette loi d’origine douteuse (une
mystification, pour le dire clairement) interdit aux femmes de monter sur le
trône. L’argument du peuple français trop glorieux pour que son trône puisse
jamais tomber en quenouille (entre les mains d’une femme), fait mouche.
Henri IV monte sur le trône.
Sitôt le Bourbon couronné, alors qu’aucune femme ne semble pouvoir
relever le gant dans le domaine politique, le combat se déplace de façon
insidieuse sur le terrain de l’accès au savoir. Béroalde de Verville écrit
ainsi cette année-là : «On dit que si les femmes savaient, elles voudraient
commander». Une kyrielle de femmes lettrées prennent alors la parole,
publiant de longs textes intitulés «L’égalité des hommes et des femmes» (Marie
de Gournay, 1622), «Apologie pour les dames» (Jacqueline de Mirmont, 1602),
«Harangue qui s’adresse aux hommes qui veuillent bien défendre la science aux
femmes» (Charlotte de Brachart, 1604), etc. C’est précisément l’époque où des
auteurs comme Malherbe entendent nettoyer la langue française «de ce que
l’on commence à appeler des “impuretés“ », explique Eliane Viennot qui
recense avec humour la prolifération de
textes visant à «corriger» l’usage des mots, qu’ils masculinisent dès lors que
ces mots désignent des choses nobles ou d’esprit. Une épuration presque
invisible commence.
Faire disparaître le féminin des métiers savants
«L’urgence de mener ce combat réside moins dans le nouveau retour
de femmes au pouvoir qui suit l’assassinat de Henri IV, en 1610, puis la mort
de Louis XIII, en 1643, que dans l’installation aux premières loges de
l’actualité de deux groupes particulièrement impressionnants : les femmes de la
Cour et les femmes de lettres.» En 1630, Marie de Médicis est écartée du
pouvoir par le cardinal Richelieu. En 1635, celui-ci créé
l’Académie française, «assemblée à laquelle est officiellement confiée la
mission de produire un dictionnaire.» Que cette même Académie soit
justement celle qui condamne l’usage du mot autrice ne relève pas du hasard,
affirme Eliane Viennot qui voit une volonté affirmée d’éliminer les femmes de la
langue elle-même dans «le rôle joué par l’État dans un domaine où il n’avait a
priori que faire». Elle en donne d’innombrables exemples, tantôt cocasses,
tantôt affligeants et souligne d’une plume acérée «la lourde composante
sexiste des réformes pensées pour la langue française au XVIIe siècle».
Certains métiers qui, jusqu’ici, étaient déclinés au féminin (2) se
voient systématiquement «neutralisés». Alors qu’au XVIe siècle, il existait
couramment des mots comme poétesse, philosophesse, médecine,
autrice, peintresse, apprentisse, doyenne, emperière,
financière, officière, avocate, mareschale, boursière, cordière, fusicienne, feronne, clergesse
ou dompteresse, la réforme impose de faire disparaître le féminin de
tous les métiers trop savants. Désormais, «il
faut dire cette femme est poète,
philosophe, médecin, auteur»… Eliane Viennot note avec ironie : «Si philosophesse recule vite, c’est à l’évidence en raison du
son fesse que l’on y entend, et que les ennemis de la
créature en question ne se privent pas de mettre en évidence. Ses partisans
battront donc vite en retraite, mais l’on sera désormais obligé·e d’adjoindre à
philosophe le mot femme afin de lever
la confusion possible – d’autant que, parallèlement, l’offensive pour dénier
aux femmes la capacité d’exercer cette activité va bon train. Une partie des
autres mots en esse sera petit à petit entraînée dans ce
discrédit, quoiqu’on n’y aperçoive aucune fesse (vainqueresse, capitainesse…). Beaucoup perdureront en revanche longtemps,
d’une part dans la langue juridique, où la clarté est nécessaire (demanderesse, défenderesse…), d’autre
part dans la langue commune. Pauvresse,
poétesse, prophétesse se maintiendront contre vents et marée
jusqu’à nos jours.»
Après avoir dénié aux femmes la possibilité de philosopher au
féminin, les puristes se donnent pour mission de masculiniser des mots
importants, synonymes de force et de puissance, ainsi que tous les mots qui se
finissent par des sons «durs» et de féminiser des mots dits «mols », trop
alanguis pour être attribués au genre noble. Il s’agit d’établir une stricte
distinction et que les Français cessent de «confondre le masculin avec le
féminin». Cela semble d’autant plus important que «certains mots paraissent
avoir les deux genres, comme horoscope, rencontre, épitaphe,
maxime…» Les linguistes du XVIIe siècle cherchent à faire régner,
là aussi, «l’ordre du genre», se moque Eliane Viennot dont je me permets de
citer ici un morceau de chapitre, véritable régal.
«“Minuit est-il masculin ou féminin ?“, se
demande gravement une quinzaine de membres de l’Académie française en 1674, à
l’occasion d’une séance de travail consacrée au Dictionnaire. “On l’a fait autrefois féminin et on disait sur
la minuit, vers la minuit ; mais maintenant, on le fait masculin: en
plein minuit, sur le minuit“.
«Ils légifèrent aussi avec succès sur le mot sphynx,
au terme d’une discussion sûrement très amusante : “La question n’a pas été trouvée sans
difficulté ; on a apporté entre autres raisons, pour le faire féminin, qu’il
était de ce genre-là dans les langues grecque et latine, et que ce monstre
avait un visage de femme. Néanmoins, il a passé à la pluralité des voix qu’il
était masculin“. Les anciens féminins
art, comté, duché, évêché, archevêché, honneur,
poison, serpent…
subiront, avec d’autres, ce même sort.
«L’effort
inverse est également bien représenté. Buffet rapporte la discussion et la
décision de savants de son temps (vraisemblablement ceux de l’Académie des
Inscriptions et Belles-lettres, fondée en 1663) : “Il fut décidé il y a quelque temps dans une
Académie, savoir si comète devait être masculin ou féminin ; il fut
arrêté qu’il fallait dire une comète, la comète, contre le mot
latin qui la met au masculin“.
«[…]
Quelques années plus tard, le père Bouhours : “Tous les gens qui parlent bien disent
maintenant une rencontre : Ce n’est point un duel, ce n’est qu’une
rencontre. Le féminin a prévalu. […] On ne dit plus de sanglantes
reproches, on dit de sanglants reproches“.
«Bien
d’autres substantifs deviendront ainsi féminins, après avoir commencé leur
carrière au masculin : affaire,
cuillère (réorthographié à partir de l’ancien cuiller), date, équivoque,
horloge, image, insulte, ombre… Quelques-uns deviendront “bisexuels“, comme amour, oeuvre, qui s’emploient
dès le XVIIe siècle tantôt au féminin, tantôt au masculin. Quelques-uns
résisteront vaillamment aux offenses qu’on veut leur faire subir. “Erreur
est aussi masculin“, note Buffet.
«[…] Y
voit-on plus clair au bout du compte ? Non, car l’effort a été insuffisant – ou
les résistances trop grandes. Sans parler des mots qui ont changé de sexe en
dépit des injonctions et des belles raisons inventées, comme âge ou automne ou caprice, devenus masculins
; ni de ceux qui changent de sexe en changeant de nombre, comme délice et orgue (masculins au
singulier, féminins au pluriel) ; ni de ceux qui varient en fonction du
contexte linguistique (gens) ; ni de ceux qui subirent des récupérations
opportunistes, comme aigle,
qui passe au masculin après le Ier
Empire, par analogie avec Napoléon qui avait identifié cet animal avec son
pouvoir… Il convient donc toujours, semble-t-il, de signaler les fantaisies de
la langue française, “aussi fâcheuse à gouverner qu’une femme“. L’auteur anonyme des Fautes de langage corrigées écrit
ainsi en 1829 : “Il n’est peut-être pas hors de propos de faire
remarquer que busc, ciseaux, centime, décime, épisode,
épiderme, incendie, indice, simple […] sont
masculins ; qu’absinthe, armoire, glue, offre, nacre,
sont féminins“.
«Il
n’est peut-être pas hors de propos non plus de signaler que la science, de son
côté, piétine. Alors que tout le monde répète que le genre de ces mots est
arbitraire, Bescherelle se laisse aller à une douce rêverie au début du Second
Empire [en 1852] : “Il serait assez curieux de rechercher si les
noms masculins ont été donnés par les femmes, et les noms féminins par les
hommes, aux choses qui servent plus particulièrement aux usages de chaque sexe,
et si les premiers ont été faits du genre masculin parce qu’ils présentaient
des caractères de force et de puissance, et les seconds du genre féminin parce
qu’ils offraient des caractères de grâces et d’agréments“. ».
A LIRE : Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, d’Eliane Viennot, éditions iXe.
Pour ce qui concerne le mot autrice, Eliane Viennot s’est inspirée des recherches menée par Aurore Evain, à qui elle rend hommage. Il est indispensable de lire ce texte sur l’histoire du mot autrice ici. Sinon, un lien vers le blog des correcteurs du Monde au sujet de ce mot.
NOTES
(1) «Le terme continue ensuite d’être taxé
d’incorrection et condamné au profit du masculin, ce qui prouve qu’il reste
couramment utilisé. En 1752, par exemple, le Dictionnaire de Trévoux donne
cette définition : “Autrice. Substantif féminin. Mot que l’usage
n’admet pas, pour signifier celle qui a composé un ouvrage d’esprit. J’avais
déjà lu plus d’une fois, Madamoiselle, la lettre sur les bons mots, insérée
dans le Mercure du mois d’avril dernier, lorsque Madame la Marquise de
la S.** me dit que vous en êtes l’autrice (Mercure, juin 1726). Il
fallait dire l’auteur, suivant le bon usage et la décision de l’Académie
française“.» (Source : Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !,
d’Eliane Viennot).
(2) Le Guide d’aide à la féminisation des
noms, donne la liste suivante des métiers soumis à l’impôt, d’après le Livre
de la Taille de 1296-1297 : « aiguilliere, archiere, blaetiere, blastiere,
bouchere, boursiere, boutonniere, brouderesse, cervoisiere, chambriere,
chandeliere, chanevaciere, chapeliere, coffriere, cordiere, cordoaniere,
courtepointiere, couturiere, crespiniere, cuilliere, cuisiniere, escueliere,
estuveresse, estuviere, feronne, foaciere, fourniere, from(m)agiere,
fusicienne, gasteliere, heaulmiere, la(i)niere, lavandiere, liniere, mairesse,
marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere,
potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere…
» (Idem).
ILLUSTRATION : Frédéric Fontenoy, photographe français, éminent défenseur de la «correction», dans tous les sens du terme.