On ne demande jamais à un écrivain ce que ça fait d’être un homme qui écrit. A une femme on le demande encore. Elle est donc obligée de s’en défendre. Dans une anthologie de la poésie féminine, sept poètes expliquent pourquoi elles ont accepté d’y figurer, tout en étant contre…
Le 1er avril 2015, pour lancer leur nouvelle collection consacrée à la poésie, les Éditions Le Bateau Ivre choisissent de «laisser les hommes sur le rivage pour consacrer leur premier ouvrage à la poésie féminine. Un concept qui peut paraître discutable, mais une réalité incontestable, si l’on regarde les programmes des festivals de poésie ou les publications collectives, où les hommes continuent d’occuper généreusement le haut du pavé.» C’est un homme, Guilhem Favre, qui se charge de trouver les poètes femmes de cette anthologie intitulée «Muse toi-même ! Anthologie arbitraire de la poésie féminine du XXIe siècle». La démarche de Guilhem Fabre présente ceci d’intéressant qu’il a parfaitement conscience de l’aspect outrageusement réducteur du projet. Il rassemble donc sept poètes et leur demande à chacune ce qu’elles pensent de la «poésie féminine». L’idée est excellente. Les sept poètes en pensent toutes du mal. Elles le disent avec des mots réjouissants qui servent de préface à leurs poèmes. En voici quelques extraits.
EMMANUEL K.
«Poésie féminine !? Comment cela peut-il faire sens ? Tout acte créatif est un acte érotique et Éros n’a pas de genre, il les a tous. Il n’y a pas de poésie masculine que je sache ? Je suis femme et j’écris. Mon sexe n’est qu’une des mille composantes qui font que ma poésie naît. Aussi n’ai-je accepté de figurer dans cette anthologie qu’à la condition de pouvoir questionner la notion même de poésie féminine, aussi étrange à concevoir que le mot poétesse à entendre ! Face à la puissance de l’expérience poétique, l’idée d’une catégorie poésie féminine me hérisse. Je ne m’y retrouve pas.»
Emmanuel K. se rebelle contre cette étiquette de femme qu’elle juge «passéiste» et «enfermante». Il s’agit d’une forme larvée de sexisme, qui s’inscrit dans la logique de la répression qui a frappé les femmes pendant des siècles. «C’est l’évidence : l’histoire politique et sociale des femmes celle de l’ignorance et de la servitude, du mépris et de la discrimination, au pire, de l’enfermement. Elle est lourde et longue et court toujours. Les femmes comme catégorie, une notion directement issue de cette histoire. […] C’est pour cela que nous autres filles refusons (parfois farouchement) d’être réduites à cette féminité-là. Par nécessité de résistance à cette histoire-là, à cet ostracisme-là, par refus d’être ou d’avoir été considérées comme des sous-êtres : civilement irresponsables, enjeux de guerre, de possession, d’honneur (???), de puissance sociale, chasses gardées des familles, monnaie d’échange».
CLAUDIE LENZI
«Je suis une poète, et la poésie que je défends n’a pas de sexe. C’est une poésie de l’individu. Sur ce qu’il dit au présent et de ce qu’il vit dans un temps donné, qu’il soit homme ou femme. Or, il se trouve que je suis une femme. Mais ça, c’est un pur hasard de la génétique… D’autant que dans chaque femme il y a une part d’homme qui sommeille. Et inversement.»
NADINE AGOSTINI :
«Quand j’écris «et vient boire à mon ventre comme aspirer le ciel», ça n’a pas de sexe.»
Il existe un préjugé courant qui dit que les femmes écrivent plus dans l’intime, à partir de leur corps, ou comme disait Cixous, avec «l’encre blanche» de leur lait… Dans les années 1975-1985, l’idée de l’écriture féminine est à la mode. Mais beaucoup de chercheurs (ses) critiquent ce concept. Monique Wittig notamment, y voit une manière pernicieuse d’enfermer encore et toujours la femme dans le ghetto naturalisant. L’étiquette «féminine», c’est celle de la différence, dit-elle. La différence repose sur l’idée que l’homme créé à partir de sa raison et que la femme secrète naturellement des fluides… Il serait temps d’en finir avec les stéréotypes ressassés d’une écriture privilégiant la description des sentiments ou de la nature. Raison peut-être pour laquelle Nadine Agostini – qui pose volontiers en Aphrodite (dans la version de Botticelli) – écrit par ailleurs des poèmes qui disent : «Tu ne peux pas savoir ce qu’il y a dans ma tête ce que j’ai fait entrer dans ma tête tu ne peux pas savoir ce qui est entré dans ma tête avec ma permission ou tout seul tu ne peux pas savoir tu ne peux pas savoir comment je pense tant que tu n’as pas dans ta tête ce qu’il y a dans la mienne tu ne peux rien savoir».
PAULINE CATHERINOT
«La poésie n’a pas de sexe. Je ne conçois pas la poésie comme un enfermement mais comme une ouverture. L’envie de parler, d’aller vers l’autre. Qu’il soit un homme ou une femme. Je suis contre le fait qu’une poésie écrite par les femmes soit une littérature de femme et pour les femmes. Contre le fait que l’on nous offre des espaces parce que nous sommes des femmes.»
ANNE-MARIE JEANJEAN
A l’instar de Virgina Woolf qui disait «Il est beaucoup plus important d’être soi-même que quoi que ce soit», Anne-Marie Jeanjean pose la question : «Ne cherchons nous pas toutes et tous - sans forcément y parvenir - une «parole singulière?».
«Que dans cette recherche qui tourne autour de l’identité profonde, - même lorsque c’est très masqué, dissimulé ou nié - il se trouve dans cet acharnement à travailler la langue, consciemment ou inconsciemment, nombre d’éléments ayant trait au statut de qui écrit… sans doute.» Mais, ainsi qu’elle l’ajoute : le prénom devrait suffire à qualifier une personne.
«Ici (en cette douce France) Peut-on être poète ? […] Souventefois lorsque l’on me présente il est ajouté : «poète-femme «. Tiens-tiens… mon prénom ne suffit donc pas ? Certains même se risquent, croyant me plaire, à dire po-é-tesse… ce mot qui rime si bien avec pécheresse, emmerderesse, ou pis encore. Lorsqu’ UN poète est invité doit-on préciser : poète-homme poète-mec poète-mâle poète-costaud poète-malabar-fort-des-halles. UNE poète c’est tellement difficile à formuler pour les gosiers d’ICI»
ALICE POPIEUL
««L’avion, l’avion, l’avion, ça fait monter les yeux. La femme, la femme, la femme, ça fait monter la queue. «, qu’on dit chez moi, sur l’air d’une fanfare militaire qui a oublié qu’il faudrait mourir».
EDITH AZAM
«Il n’est pas plus d’écriture féminine, que de chasse masculine etc. à la limite oui, il est quelque part sur terre, une limace poétique. […] Mais de quoi parle-t-on? Sans doute pas du taux de testostérone ou progestérone dans le sang. Le texte à lui tout seul fait sexe, au sens où le lecteur le pénètre autant qu’il le reçoit, et ce, indépendamment de son auteur, n’en déplaisent aux narcissiques patenté(e)s, baiseurzébaiseuses chroniques, incorrigibles libidineux-zéneuses, qu’ils soient auteurs, lecteurs, critiques ou autres. Et pour finir et pour faire simple, les mythes, comme les anges, n’ont pas de sexe. Homme ? Femme ? Mais de quoi on se mêle ?».
A LIRE : «Muse toi-même ! Anthologie arbitraire de la poésie féminine du XXIe siècle», textes choisis par Guilhem Fabre, éditions du Bateau Ivre.
ILLUSTRATION : Photo et shibari de Philippe Boxis. Cette image est extraite du guide : «Shibari. L’atelier des cordes de Philippe Boxis» aux éditions Tabou.