Il y a des femmes ou des hommes qui pèsent 50 kilos, dont 10 kilos d’or réparti en bracelets, chaînes, dents et croix de la Vierge… Ces gens-là n’ont rien d’autre que leur corps. Démunis de tout, mais couverts d’or. Rêvant d’avoir de l’or jusque sur leurs organes intimes, dans une sorte de défi lancé à la misère.
Il travaille au rayon légumes d’un supermarché. Un jour, un collègue magasinier lui fait découvrir la poésie. Alors, Washington Cucurto se met à écrire des poèmes sur ses aventures. Un jour, dit-il, ma petite copine Idalina a voulu que je devienne le dieu maïs.
«Elle m’a tellement bassiné, Idalina, avec cette histoire. “C’est que tu as une […] idéale pour être recouverte d’or. Ni trop grande ni trop petite, mais extrêmement grosse, avec le gland comme une pomme. Allez ! On la fait en or ! Inventons l’affaire du Siècle : l’homme à la […] en or, séducteur de mulâtresses dominicaines. On pourrait même en faire une émission de télé. Je connais l’homme qui peut réaliser ce travail.“»
«Les Aventures du dieu maïs» commencent. C’est une auto-biographie (tout juste publiée aux éditions Le Nouvel Attila) en forme de poème héroïque, dans la lignée des récits d’initiation.
«Elle me bassinait toujours quand elle l’avait en elle. “Cúcu, cúcu… change-la en or, ah ah, change-la en or. Comme ça, tu pourras quitter cette horrible baraque et ce supermarché, et moi je quitterai la rue.“ »
A force d’insistance, Idalina obtient gain de cause. Washington Cucurto ne sait pas précisément ce qu’elle veut. Mais dit Oui…
«Le lendemain, Idalina, ma copine dominicaine, s’est levée du lit d’un bond. Elle a embrassé le bout de ma queue, comme tous les jours. Elle s’est signée face au Vénéré Boudin Noir. – Bonjour, mon Roi. Je vais chercher de l’or au Paraguay».
Comment résister à l’amour que les créatures les plus démunies vouent à l’or ? Autrefois les indiens faisaient des sacrifices humains au soleil. Fils d’indien, vivant en Argentine, Washington Cucurto dresse le portrait de toutes les personnes qu’il a croisées dans les conventillo (maisons communes pour les immigrants) et qui partagent cette fascination pour la couleur dorée de leurs rêves.
«L’or péruvien brille beaucoup. Si tu as la peau brune, tu le portes et tu as l’air d’un taxi, tu jettes des éclairs dans le métro et dans les rues du quartier. Tu peux pas sortir de la ville parce qu’à tous les coups tu te fais enlever. En plus, il est de très mauvaise qualité et il te laisse des taches vertes sur la peau. On dit que l’or péruvien attire les Noirs ; quand tu te laves et qu’il entre en contact avec l’eau, il libère une odeur qui excite les métisses. C’est pour ça que ce genre de métal est aussi apprécié par le monde gay de la nuit».
Ses mots coulent comme du sang et font traverser sous la forme de flashs étonnants ces ghettos de l’Amérique latine où se côtoient les filles perdues et les garçons magasiniers, tous clinquants, à la parade.
«L’or bolivien est le plus léger : on l’utilise pour des chaînettes et des petits bracelets, il porte chance, il contient un bon mélange de cuivre ce qui lui donne un éclat magnifique. En plus on dit qu’il attire les fées de la nuit. Les putes et les petites provinciales qui dansent dans les bals. Si par une nuit d’automne tu te balades dans Constitución avec une chaîne autour du cou, tu seras comme un fils du Président tout juste descendu du Paraguay. Ce sera toi le Roi de la Cumbia […] parce que la cumbia naît des sons produits par le frottement de ce métal. Tu vois, il y a encore un monde qui vit à l’Âge du Métal ! Et ce monde, c’est le nôtre».
L’auteur de ce livre d’amour éperdu, enfiévré, parle à la première personne. Il mélange le vrai et le faux, si habilement qu’il semble tout à fait plausible qu’il soit un jour allé chez le bijoutier de la 123 rue Libertad, pour se faire transformer en dieu maïs. Pourquoi pas ? Son récit raconte qu’à cette adresse, se trouve l’enseigne de la «Maison Roi-Soleil». C’était trois jours avant la Célébration du dieu maïs, dit-il. La bijouterie était tenue par un gay. Il a été endormi pour l’opération et quand il s’est réveillé… Entre les cuisses, «j’avais une brillante fulgurance d’or bolivien», d’une valeur de 45 000 dollars. Soit 6 mois de travail pour Idalina.
Quand la célébration du dieu maïs commence… Toutes les femmes viennent s’offrir à lui dans l’espoir que le dieu maïs les exauce. Elles mettent de l’argent dans ses poches avant de repartir et aucune d’entre elle ne voit ses voeux se réaliser. La vie est dure. Washington Cucurto le sait bien.
«Les heures de ma jeunesse ont toutes été gratos. Qu’est-ce que je pouvais y faire ? Je suis tombé en plein boom du néolibéralisme et je n’ai pas eu d’autre choix que de remplir une demande d’emploi dans une de ces agences d’intérim, ou de travail temporaire, comme ils appelaient ça à l’époque. Les mots “temporaire“ et “superpromo“ circulaient, je me souviens qu’on appelait plein de jolies filles “Superpromo“. Nous étions tous de la marchandise. […] Combien d’heures gratos de mes 17, 18, 19 ans ; des dimanches et des jours fériés et des week-end de Pâques à travailler à fond, à donner des heures au nom d’une promotion d’employés, au nom d’une croissance de l’entreprise qu’on ne voyait jamais. Qu’est-ce que je pouvais y faire !».
Son récit bifurque. Il parle des rayons de légume dont il est si fier de s’occuper et des laitues sur lesquelles il écrit des poèmes avec la pointe d’une carotte. Les clientes qui achètent leur salade pour mincir savent-elles qu’elles mangent bien plus que des feuilles vertes dopées à la vitamine A double dose pour le bronzage ? En réalité, ce qu’elles mangent est une «Laitue Pièce Maîtresse de la Poésie», couverte de cryptogrammes, «phrases inintelligibles pour le monde», qui recèlent le «secret merveilleux»…
«Les Aventures du dieu maïs» se lisent comme une sublime déclaration de sexe. Elles sont signées du nom d’auteur Washington Cucurto. «Son vrai nom est Santiago Vega, explique la traductrice, Adrienne Orssaud. Il est né dans la région de Buenos Aires, mais pas dans la capitale, ce qui est important pour lui, parce que Buenos Aires est assez européanisée, alors que la province reste plus “américaine“ et métisse, et c’est là l’Argentine qu’il revendique. Dans ses textes, il cherche à représenter une partie de la population et certains quartiers qui ne sont jamais ou très rarement présents dans la littérature argentine, alors qu’ils sont au centre de la réalité argentine. Ce qu’il faut savoir c’est qu’en Argentine tous ceux qui ne sont pas blancs sont «noirs», y compris les indiens… une certaine négation des origines du pays…
«Cucurto vient d’une famille modeste, il a fait beaucoup de petits boulots. Il a entre autres travaillé dans des supermarchés, et il semble que ce soit un collègue de supermarché qui lui ait fait découvrir la poésie. Il a créé une maison d’édition il y a une quinzaine d’années, Eloisa Cartonera, un projet assez spécial, puisqu’il achète le carton récupéré par les cartoneros (des habitants des bidonvilles qui trient les poubelles en ville pour vendre ce qui ce recycle aux usines de recyclage) pour en faire les couvertures des livres et emploie des cartoneros pour la fabrication des livres».
A LIRE : Les Aventures du dieu maïs», de Washington Cucurto, éditions Le Nouvel Attila. Traduction : Adrienne Orssaud. Illustrations : Tom de Pékin.
ILLUSTRATION : Tom de Pékin.