Enquêter sur le sexe demande parfois des concessions. Philippe Combessie, socio-anthropologue, raconte son expérience et propose des analyses de ses propres pratiques. Le fait d’être un homme pose-t-il problème lorsqu’on doit questionner des femmes ? Faut-il être «libertin» pour enquêter sur le «libertinage» ? Faut-il plaire ? Faut-il donner de soi ?
Il est souvent difficile de séparer nettement les sphères de la vie publique et de la vie privée lorsque l’on doit mener un travail de terrain sur l’intime. Dans Le Sexe de l’enquête, un ouvrage dirigé par Anne Monjaret et Catherine Pugeault, entièrement consacré à «l’engagement sexuel des chercheurs», sociologues et anthropologues témoignent des difficultés que pose le fait de travailler sur la consultation gynécologique, les femmes flics, l’homosexualité dans le rugby, les escorts, les égoutiers… Comment établir la confiance ? Philippe Combessie fait partie de ceux qui défendent la méthode dite de «l’observation directe» : pour comprendre un milieu, il faut y entrer, dit-il. Mais, une fois entré : à quel point faut-il «participer» ? Il y a bien sûr des terrains qui permettent au chercheur de rester à distance et d’observer – sans faire tache – les interactions humaines… Mais, en matière de sexualité, comment faire ? Le rôle de voyeur n’est-il pas déjà un «engagement» ?
«J’aime les rencontres, pas vous ?»Pour Philippe Combessie, tout commence il y a douze ans. «En 2003, à la fin d’une soirée-débat consacrée à la série télévisée Sex & the City, deux femmes m’ont proposé de les interviewer pour que je «rende compte«, m’a dit l’une d’elles, de la façon dont les Parisiennes «vivent leurs relations sexuelles. La première […] avait commencé sa «vie de débauche» dès son adolescence. […] La seconde, femme au foyer, n’avait quant à elle «découvert [sa] puissance sexuelle» qu’après douze ans d’une vie conjugale monotone et d’une banalité affligeante». Philippe Combessie décide d’enquêter sur les «libertines» – non sans préciser que certaines personnes apprécient ce terme, alors que d’autres le rejettent. Il commence le recueil de données en interviewant ces deux femmes, puis, elles lui présentent certaines de leurs amies. Mais la recherche ne peut aboutir que sur un échantillon plus vaste de population… Comment faire pour trouver d’autres interlocutrices ? Le sociologue se branche alors sur les sites de rencontre («amoureux», «libertins», «échangistes») et sélectionne les annonces en fonction du contenu du message. Il retient ceux qui invitent les hommes à vivre une «aventure». Sur Netclub, par exemple, il entre en contact avec Camille, 35 ans, fonctionnaire, mariée et mère de famille, qui annonce simplement : «J’aime les rencontres, pas vous ?». Sur Meetic, il fait la connaissance de Clytemnestre, 28 ans, cadre, mariée sans enfants, qui indique s’ennuyer les semaines où son mari est absent… Il ne les contacte pas pour du sexe mais, très clairement, pour son enquête. Ses analyses, cependant, ne seraient pas aussi précises s’il n’y connaissait rien au milieu «libertin» et à diverses formes de sexualité collective (entre amis, en sex-club ou dans des réseaux privés). Le fait qu’il ait eu quelque expérience avant de commencer son enquête importe ; un sociologue doit pouvoir être à la fois «dedans» et «dehors».
Comment constituer un carnet d’adresses en milieu de cul ?«Ayant été initié, dans les années 1980, à des pratiques de sexualité collective, j’avais conservé un certain nombre de contacts dans ces milieux que je continuais à fréquenter de temps à autre, et cela m’a permis assez rapidement d’obtenir des entretiens avec des personnes organisatrices de «soirées privées».» Philippe Combessie fait jouer son ancien réseau : des femmes autrefois croisées lors de soirées deviennent ses informatrices. De plus, certaines personnes de son entourage personnel ou professionnel, lorsqu’elles apprennent qu’il enquête sur les femmes pluripartenaires (polyamoureuses, échangistes, libertines, voire adeptes de gang bang…) lui proposent également de le renseigner. Pourvu que tout cela reste anonyme, bien sûr. Cela fait boule de neige. Au bout de quelques années, son carnet d’adresses d’informatrices contient une centaine de noms. «Les données de base de l’enquête sont principalement recueillies par entretiens prolongés, réitérés, et par échanges de courrier électronique», explique-t-il, insistant sur la nécessité de recueillir des informations des mêmes personnes au fil du temps qui passe. Presque la moitié des femmes acceptent ce qu’il appelle «un suivi qualitatif à long terme» qui lui permet d’analyser l’évolution des comportements dans le temps. Année après année, il les revoie pour un entretien qu’il enregistre soigneusement, parfois pour une soirée ou un repas. Depuis le développement d’Internet, beaucoup le tiennent régulièrement au courant, par mail, de leurs «petits bonheurs», leurs déceptions aussi, voire leurs malheurs… «Les données récoltées à différents moments de la vie d’une même informatrice» en disent long sur les marges de liberté des femmes d’aujourd’hui qui envisagent de s’engager dans ces comportements que la morale réprouve (voir les ennuis récents du site Gleeden attaqué par des associations catholiques). L’objectif de Philippe Combessie vise «au-delà de l’apparente cohérence d’un discours livré un jour donné, la complexité de la construction de l’image de soi et de sa sexualité, et son évolution». C’est que, pour ce type de comportement, la situation des femmes est particulièrement difficile, comme le précise le sociologue : «le stigmate qui affecte parfois le «Dom Juan» n’a rien à voir avec l’ignominie dont on affuble la «salope»».
De quoi ont peur les femmes qui ont beaucoup d’amants ?Reste à savoir comment gérer les relations avec des femmes qui pourraient se sentir mises à nue par un regard inquisiteur. De façon qui peut sembler étonnante, voire paradoxale, le principal point de vue négatif que craignent les «libertines», de la part d’un sociologue, serait celui des «féministes» disent-elles. Marina, 32 ans, mariée sans enfants, lui explique : «Tu comprends, on en prend plein la gueule dès qu’on parle de nos comportements, alors on n’a pas forcément envie, en plus, que des sociologues viennent y fourrer leur nez…». Philippe Combessie l’interroge : «Est-ce qu’il n’y aurait pas, au contraire, intérêt à ce que ce soit mieux connu ?». Réponse de Marina : «ça dépend par qui c’est présenté tu sais ! Y a quand même vachement de pudibonderie. Et puis il y a les intégristes du féminisme ! L’autre jour, j’ai lu un truc hallucinant pour critiquer le port des talons hauts ! C’est une femme […] furieusement féministe… Et elle développait toute une théorie par rapport au voile islamique […]. Alors, elle défend le voile islamique, et elle est contre les talons, le maquillage, les minijupes. Y’en a marre de cette façon des sociologues de nous donner des leçons. Ras-le-bol ce moralisme conservateur !». Philippe Combessie remarque qu’il a «pu être perçu comme un allié potentiel au regard des stratégies de légitimation des groupes qui participent à certains développements contemporains du «féminisme pro-sexe».»
«Cassage de gueule» préliminaire : le chercheur humiliéA priori, comme l’avait noté André Béjin au sujet des enquêtes sur la masturbation féminine, qui avait relevé que «le coefficient de sous déclaration de la masturbation est moindre quand les femmes répondent à des enquêteurs hommes», mieux vaut être homme pour interroger des libertines sur leurs pratiques… elles se sentent plus en confiance. Mais certaines éprouvent cependant le besoin de mettre les choses au clair avant de dévoiler leur vie. Une «Vendéenne de 30 ans qui a arrêté sa scolarité en seconde : «Il faut d’abord que je vous dise qu’il est hors de question qu’on baise ensemble !«». Le regarde-t-elle d’un air dégoûté ? Une autre femme, 52 ans, après 10 minutes d’entretien, lui indique, à brûle-pourpoint : «Moi, un homme qui a le crâne rasé, ça ne m’excite pas du tout… J’adore faire l’amour, mais j’ai énormément d’exigences ! Je ne dis pas ça pour vous. Mais bon, j’aime autant que vous le sachiez : crâne rasé, c’est «niet !». Pourquoi ces remarques humiliantes ? C’est ce que Philippe Combessie appelle «le cassage de gueule» préliminaire, rappelant qu’il y a quelques années, le sociologue Gérard Mauger avait déjà noté que lorsqu’un jeune sans diplôme devait répondre aux questions d’un enquêteur, il arrivait que l’enquêté se montre agressif au cours de l’entretien. Il s’agit «de placer le sociologue en situation d’infériorité, explique Philippe Combessie, afin de renverser la situation de domination» que représente le jeu des questions-réponses. En préambule des entretiens, il arrive donc parfois que des femmes estiment nécessaire de s’imposer face au chercheur. Cela n’est pas si fréquent. Mais quand cela arrive, mieux vaut faire comme si de rien n’était. Philippe Combessie explique : «Cette façon de placer un socio-anthropologue homme dans une position d’objet sexuel potentiel qu’on disqualifie immédiatement en tant que tel est aussi une façon de montrer qu’une femme qui se revendique »épicurienne« a du mal à ne pas passer pour une »fille facile«».» Le sociologue note aussi que ce n’est pas uniquement face au chercheur que ces femmes cherchent à s’imposer. Il en a vu qui portent un t-shirt ou une casquette avec un message clair : «I have the pussy, so I make the rules !» («C’est moi qui ai le minou, c’est moi qui établis les règles du jeu !»).
«Elle m’envisage, elle m’dévisage» : le chercheur est-il un bon coup ?Que dire de la séduction lors de l’entretien ? «En 1967, Georges Devereux, anthropologue et psychanalyste, écrivait : «un entretien sur la sexualité, même s’il s’agit d’une interview scientifique, est, en lui-même, une forme d’interaction sexuelle.» Quid d’un entretien sur le libertinage ? Philippe Combessie répond que la séduction a moins pesé sur ses enquêtes en milieu libertin que sur d’autres terrains. Avant d’enquêter sur les pratiques de pluripartenariat amoureux ou sexuel, il était spécialiste du milieu carcéral. Le fait d’être en prison «facilite les projections affectives vers les chercheurs qui manifestent une forme de sympathie ou à tout le moins de compréhension à l’égard de la souffrance liée à la violence de la répression pénale et qui peuvent consacrer du temps à écouter.» Lorsqu’il commence ces enquêtes sur le «libertinage», paradoxalement, Philippe Combessie n’est plus qu’un homme parmi bien d’autres. Les femmes adeptes de sexe à plusieurs l’envisagent peut-être parfois comme un nouveau partenaire potentiel, mais sans plus : elles ont pléthore de choix. «Si des informatrices m’ont déclaré d’emblée ne pas être attirées par mon apparence physique, la plupart ont fait montre d’indifférence, et quelques-unes de signes d’intérêt. De fait, j’ai reçu peu de propositions ; lorsque ce fut le cas, on notera que c’était toujours sur un ton badin».
Plus il y a de (morceaux de) choix, moins il y a de dangerDans les milieux du sexe facile, finalement, le chercheur est peut-être beaucoup plus à l’abri des sollicitations qui peuvent se révéler gênantes pour une recherche scientifique que lorsqu’il enquête dans les univers sociaux où le sexe est une denrée rare. «À partir du moment où on le considère comme sympathisant du »milieu«, on attend avant tout du socio-anthropologue qu’il respecte scrupuleusement les règles du plus strict anonymat qui y ont cours.» Tout ce qu’on lui demande c’est de montrer qu’il «comprend» pourquoi des femmes ont des amants multiples. Il ne doit par ailleurs jamais trahir leurs secrets. La confiance qui se développe entre le chercheur et ses informatrices au fil des années d’enquête permet à Philippe Combessie de recueillir des détails intimes que parfois certaines femmes cachent à leur mari, voire à leurs meilleures copines. Il note par exemple qu’il faut souvent du temps avant qu’on lui parle de chirurgie esthétique des parties génitales. Même si ces pratiques (réduction des lèvres, lifting de la vulve, raffermissement du vagin… tout ce qu’on appelle nymphoplastie) sont plus fréquentes qu’ailleurs en milieu libertin, on n’en parle guère au sociologue dans les premiers entretiens. Philippe Combessie rapproche cette réticence de celle qui concerne le «féminisme» et propose une explication : «En France, en milieu intellectuel, la chirurgie esthétique est en général envisagée sous un jour négatif – le rejet paraît renforcé lorsqu’il s’agit d’obtenir une forme de rajeunissement, comme si les marques du temps sur le corps devaient impérativement être »assumées«».
À LIRE : «Le socio-anthropologue et les «libertines«», chapitre de Philippe Combessie dans : Le sexe de l’enquête. Approches sociologiques et anthropologiques, sous la direction d’Anne Monjaret et Catherine Pugeault, Lyon, ENS Éditions, 2014, 264 pages (en version papier ou en téléchargement PDF sans DRM).
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ILLUSTRATION : Photo de Philippe Boxis, extraite du livre Shibari, de Philippe Boxis, éd. Tabou, avec toutes les explications sur les nœuds.