Dans une ode au ratage intitulée «Mordre L’essentiel», Christophe Esnault s’inscrit à rebours des manuels de développement personnel. Ironique et cruel, son livre s’attaque à la racine du mal : l’individualisme occidental, basé sur l’idéal de la «réussite».
Après l’énième entretien d’embauche, vous commencez à douter. Après l’ultime farce d’une audition à laquelle on vous convoque uniquement pour travestir le fait qu’un candidat local avait déjà été choisi… vous ne savez plus très bien ce que vous valez. Vous n’êtes là que pour légitimer le système. Le système ne peut fonctionner que s’il y a des gens plein d’espoir ou de bonne volonté, prêts à sacrifier leur vie personnelle pour obtenir la reconnaissance de leurs pairs, l’estime sociale, ce qu’on appelle “un nom” ou son équivalent : un salaire. Mais quand les années passent sans que vous n’obteniez ni l’un, ni l’autre, que faire ? Certains se tournent vers les manuels de développement personnel, d’autres vers des lectures plus roboratives, au choix : Thomas Bernhard, Sarah Kane ou Christophe Esnault. Les deux premiers sont morts, le troisième est suicidaire.
«C’est celui qui dit qui hait»
Poète (publié chez Tinbad entre autres) et co-créateur du groupe Le Manque, Christophe Esnault se suicide en écrivant. Le lire nous épargnera donc la peine de le faire nous-même. A quoi bon se suicider, d’ailleurs ? C’est déjà fait. La pensée correcte et la servilité institutionnelle sont les formes d’euthanasie les plus courantes, dit-il. «La reconnaissance est un leurre […]. Les empreintes de ton séjour sur terre s’effaceront d’elles-mêmes peu après ta mort. D’ici-là tu dois tromper l’évidence de ton inutilité à renfort de satisfactions». Enumérant les formes les plus courantes de satisfactions, il les détruit les unes après les autres : «La littérature. Le cinéma d’auteur. La dramaturgie. Les voyages. La musique. Les expositions. Les achats compulsifs. Peu importe. […] Autour de toi les autres rateront aussi leur vie.» Tenter de se distinguer ? Difficile d’y parvenir, dit-il. «Le dandy n’est lui-même pas à l’abri de se fourvoyer dans une posture ridicule.»
«Prenez soin de votre névrose»
«Théâtraliser est tout autant périlleux. Opter pour la création expose à des formes de prostitutions dommageables. La paternité tout comme la maternité sont des questions dont la réponse positive induit de sacrifier des heures considérables en logistique. La réponse négative mène souvent à l’errance. Nulle solution.» En l’absence de solution, que faire ? Christophe Esnault refuse de répondre. Renvoyant dos à dos toutes les «tentatives», à commencer par la sienne propre (mais pourquoi écrire), il se contente de souligner l’inanité même du désir de «réussir sa vie». Vouloir réussir, c’est la voie royale vers le ratage, suggère-t-il. Encore faudrait-il le faire avec panache : «Le ratage ne s’improvise pas. Rater mieux écrit Beckett.» De fait, et tout au long de ces 332 pages dont certaines sont entièrement barrées (quoique lisibles), Christophe Esnault s’efforce de rater mieux avec une bonne volonté revigorante.
«Joie de mourir plaisir de l’annoncer»
Dans le dernier chapitre –consacré à sa nécrologie pré-posthume–, l’écrivain se décrit d’ailleurs comme «le meilleur client pour son comique de répétition». A force d’en rire, on se prend à aimer le ratage. Il faut en rire d’ailleurs à la lumière d’un autre ouvrage –Sociologies de l’individu, de Federico Tarragoni– qui attaque de façon presque aussi jouissive les experts et doctrinaires du bonheur de l’humanité. «Naguère c’était l’Église qui prenait en charge la direction des âmes. Aujourd’hui c’est un “complexe tutélaire”, c’est-à-dire un complexe institutionnel composé de savoirs spécialisés (psychanalyse et psychiatrie, management, sophrologie, etc.) et de dispositifs de pouvoir, qui édicte des normes sur les “bons” et les “mauvais” individus. Ce “complexe institutionnel”, plaçant l’individualité sous tutelle, gère surtout les ratages du processus d’individuation ; ratages qui, dans des sociétés inégalitaires fondées sur le mythe de la réussite, de la performance et de l’épanouissement individuels, sont monnaie courante.»
.
A LIRE : Mordre L’essentiel, de Christophe Esnault, éd. Tinbad, mai 2018.
Sociologies de l’individu, Federico Tarragoni, éd. La Découverte, janvier 2018.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Je veux un enfant médiocre»