Si vous n’avez jamais entendu parler de male gaze («regard masculin»), vous faites partie des rares. L’expression male gaze a tant de succès qu’on s’en sert encore de nos jours pour critiquer la publicité, les jeux vidéo ou les films pornos, coupables d’«objectifier» la femme.
L’argument fait toujours mouche. Il date de 1975 : Laura Mulvey – réalisatrice britannique et chercheuse spécialisée en media studies – donne une première ébauche de sa théorie dans un article en deux parties (ici et là) intitulé «Plaisir visuel et cinéma narratif» (1975), largement inspiré de la psychanalyse freudienne et lacanienne : il y est question de scopophilie, un mot inventé à partir du grec skopein («observer») et philia («amour»). Les scopophiles «aiment voir» –sans être vus– des visions érotiques, suggestives, excitantes… Lorsque, plongé dans le noir, le public d’une salle de cinéma fixe sur l’écran des scènes de meurtre ou de baiser, il pénètre dans la vie privé des personnages.
Frisson de l’interdit
Oui, indéniablement, le cinéma est fait pour procurer du plaisir. Mais de cette simple constatation, Laura Mulvey distord subtilement l’évidence pour la tourner en discours culpabilisant. Tout cinéma est érotique, dit-elle, en ce qu’il encourage le spectateur à «s’empare[r] d’autrui comme objet de plaisir. A l’extrême cela peut se transformer en perversion, donnant naissance à des voyeurs obsessionnels, dont la satisfaction sexuelle ne peut venir que de l’observation, de l’objectivation et du contrôle d’autrui.» S’il faut en croire la théoricienne, le fait même de regarder un film fait de nous des collaborateurs d’un système d’asservissement qui transforme l’acte de voir en rapt et en viol symbolique.
Le facteur sonne toujours deux fois
Accusant à demi-mots le cinéma de produire des «pervers» (avec tout ce que ce vocabulaire médical datant du XIXe siècle peut avoir de contestable), Laura Mulvey va plus loin : lorsque nous voyons un film, nous voilà pris au piège d’un dispositif qui vise presque uniquement à satisfaire les pulsions voyeuristes des hommes (hétérosexuels), dit-elle. C’est-à-dire que la caméra oriente notre regard de telle manière que les femmes y apparaissent toujours comme des choses qui sont regardées par des hommes. Prenez le film Le facteur sonne toujours deux fois (The Postman always rings twice) de Tay Garnett (1946) : quand Lana Turner apparaît, la caméra remonte d’abord le long de ses cuisses nues, avant de dévoiler son visage. Puis un plan large montre John Garfield de dos en train de fixer la vamp irréelle qui s’exhibe avec complaisance, d’abord de face pour bien montrer la marchandise, puis de profil pour faire apprécier le galbé de ses seins, puis de dos, afin de présenter ses fesses. Cette séquence constitue un cas d’école pour la critique féministe, mais peut-être pas de façon pertinente (nous y reviendrons).
Homme : habillé, regardeur. Femme : dénudée, regardée
Dans le livre Hard Core, la chercheuse Linda Williams souligne avec acuité qu’il existe un fort lien de similitude entre ce genre de scène filmique et certaines peintures de nu qui montrent l’artiste de dos (habillé) en train de peindre une modèle (nue) dans une pose qui la met à son avantage : «Au sein de la tradition dominante du nu féminin, les rapports de pouvoir patriarcaux sont des rapports binaires dans lesquels, pour le dire de façon abrupte, les hommes endossent le rôle actif du sujet regardant et les femmes la position passive d’objets regardés.»
Hélas, beaucoup de films sont faits par des mâles pour des mâles
Il n’est certainement pas anodin qu’un tel rapport soit reproduit au cinéma. Souvent, l’homme est filmé en train de mater une femme, puis la caméra se pose sur cette femme en vision subjective. Ce que nous voyons –nous, spectateurs– devient alors ce que voit l’homme (hétéro) : nous sommes dans sa peau. Souvent bien malgré nous. Avons-nous forcément envie de voir une femme apparaître à l’écran d’abord par la poitrine ? Pourquoi les travellings ne commencent-ils jamais sur le cul moulé d’un garçon ? Il y a quelque chose d’extrêmement normatif dans ces mouvements de caméra qui nous imposent d’emblée une vision hétéro-straight-macho-centrée du monde…
Prenons Fenêtre sur cour : la théorie s’applique-t-elle ?
Laura Mulvey affirme que, dans les films hollywoodiens, la façon de filmer privilégie la vision subjective du héros : il est très rare que la caméra traduise le point de vue féminin. Cela tient probablement au fait que les personnages principaux des films sont en majorité des hommes (dans 88% des films hollywoodiens en 2014). Mais peu importe. Pour Laura Mulvey, la prééminence du «regard masculin» (male gaze) au cinéma est forcément synonyme de domination. C’est là que le bât blesse : Laura Mulvey n’envisage pas la possibilité que certains films mettent en scène ce regard masculin avec distance, voire avec ironie. Elle commet ainsi l’impair de citer Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954) –fréquemment repris par les adeptes de cette théorie–, pour illustrer sa thèse… ce qui manque singulièrement de pertinence. Dans le film de Hitchcock, James Stewart passe son temps à mater les voisins, avec une préférence marquée pour les voisines. Il fixe le même regard sur les formes attirantes de sa petite amie. Mais faut-il en déduire que ce film est sexiste ?
Ainsi que l’explicite Anne-Charlotte Husson, chercheuse à l’ENS, dans un article sur le male gaze (dont je ne partage pas vraiment le point de vue), «Mulvey voit dans ce dispositif un avatar du rôle traditionnel de la femme dans les représentations artistiques, à la fois exhibée et regardée, passive, pour le plaisir du regard masculin.» Cette lecture du film me paraît très pauvre. Dans Fenêtre sur cour, le héros (James Stewart) –loin d’être omnipotent– présente l’aspect pathétique d’un handicapé velléitaire qui tente de compenser son impuissance à l’aide d’un télescope. Quant aux femmes, elles se montrent comme Lisa (Grace Kelly) bien plus courageuses, déterminées et actives que leur garde-robe glamour peut le laisser croire. Bizarrement, Laura Mulvey ne tient pas compte de cela dans son analyse. Pour elle, Lisa n’est qu’une «exhibitionniste» «passive» que James Stewart «pourra donc sauver à la fin». On croit rêver devant tant de mauvaise foi.
Et quand les mouvements de caméra traduisent le machisme d’un héros ?
Impossible de passer les films de Hitchcock au simple filtre du rapport dominant-dominée : de façon plus judicieuse (à l’instar de la chercheuse Delphine Catéora-Lemonnier, par exemple), il faudrait plutôt les voir au prisme de l’ironie. Car Hitchcock, ni son public, ne sont dupes de ces jeux de regard qui renvoient dos à dos des hommes immatures, égoïstes et veules à des femmes névrosées, vaniteuses et/ou dangereuses : ils ne valent pas mieux les uns que les autres et c’est justement leurs imperfections réciproques qui rendent l’histoire d’amour si palpitante. Car le vrai sujet qui occupe Hitchcock (au-delà des péripéties-prétextes) c’est bien de savoir comment deux êtres incompatibles vont finir par se trouver. L’appareil critique de Laura Mulvey est bien trop binaire pour rendre compte de la complexité d’un film, surtout s’il s’agit d’un bon film. Sous couvert de féminisme, sa théorie du male gaze réduit les femmes à n’être, éternellement, que des êtres inféodés à un système qui les transforme en victimes passives.
Première critique du male gaze : l’objet est-il forcément «passif» ?
Sa théorie, de fait, suscite la polémique. Des voix s’élèvent, notamment celles de Linda Williams qui, dans l’introduction de son célèbre Hard Core dénonce : la grille de lecture prête à l’emploi du male gaze empêche de saisir l’essentiel, à savoir les contradictions constitutives du regard du spectateur ou de la spectatrice, dit-elle. Prenez le film Le facteur sonne toujours deux fois : quand Lana Turner apparaît, la caméra montre d’abord ses cuisses nues. Faut-il en déduire qu’elle est la proie ? Bien au contraire. Ce simple mouvement de caméra, en vision subjective, nous fait comprendre que John Garfield a mordu à l’hameçon. Il est cuit (comme son hamburger), victime de ses propres préjugés à l’égard des femmes… Nul besoin d’être spécialiste du cinéma pour décrypter cette séquence comme un duel entre un «objet de désir» qui prend l’initiative de la séduction et un «prédateur» secrètement ravi de se laisser déposséder. Le bâton de rouge à lèvre, c’est l’arme fatale. L’objet ici, c’est l’homme, en tant que cible. De ce point de vue, l’appareil analytique de Laura Mulvey –qui voit dans toute monstration une forme d’aliénation sexiste– s’avère insuffisant. Il faut relire Les Stratégies Fatales (Baudrillard), pour sortir des schémas manichéens.
Deuxième critique : l’homme peut aussi être un objet au cinéma
Le deuxième défaut de la théorie du male gaze c’est de dénoncer les stéréotypes de genre UNIQUEMENT LORSQU’IL S’AGIT DES FEMMES. Mais les hommes alors ? Ne sont-ils pas aussi victimes de stéréotypes équivalents dans le cinéma mainstream ? Dans Un Tramway nommé désir, rappelez-vous la scène où Marlon Brando joue les hommes-objets… Et que dire des scènes torse-nu dévoilant les charmes fauves d’Alain Delon, Charlton Heston, Bruce Willis ou Johnny Weissmuller ? Avec une curieuse mauvaise foi, Laura Mulvey exclut de son corpus tous les films de guerre ou d’action pourtant truffés de travellings érotiques sur les bottes et les cuisses des soldats, les pectoraux bien moulés des super-guerriers et les scènes de lutte style Gladiator. Bien que leur corps soit morcelés de façon tout aussi caricaturale (normative) que celui des femmes, Laura Mulvey ne voit dans cette monstration de biceps et de nudités viriles que la projection fantasmée d'«un je-idéal». Autrement dit, pour elle le corps masculin fait l’objet d’un traitement qui le sublime, alors que le corps féminin (qui fait l’objet d’un traitement similaire) devient celui d'“un objet érotique”, dit-elle, avec un soupçon de mépris. Sa théorie dénigre l’érotisme au féminin de façon monolithique, et ne permet pas de penser la façon dont une femme peut s’approprier les codes, avec distance, et peut apprendre à les maîtriser, comme on apprend les règles d’un jeu…
Troisième critique : le spectateur n’est pas forcément passif devant l’écran
La théorie de l’objectification des femmes proposée par Laura Mulvey ne permet pas non plus de penser la façon dont le public réagit aux images : s’identifie-t-il forcément au héros? Non. Le concept de male gaze empêche toute réflexion sur la capacité d’agir des spectateurs (hommes et femmes) qui peuvent très bien faire une lecture distanciée des images (1) et se régaler sournoisement des clichés. On n’est pas des quiches ! Dans un article publié en 1981, intitulé Afterthoughts, qui constitue une sorte d’amendement au premier jet de sa théorie, Laura Mulvey admet qu’elle a passé sous silence cet aspect du problème. Elle essaye de nuancer sa théorie un peu… sans vraiment y parvenir. Il y a «une double-contrainte» (double bind) dans le fait d’être une femme qui regarde un film, dit-elle, et qui «prend secrètement, inconsciemment, plaisir à la liberté d’action et à la main-mise sur le monde que lui offre l’identification avec un héros». Pour Laura Mulvey, les femmes qui vont au cinéma jouissent de changer de sexe et de regarder d’autres femmes par les yeux d’un mâle. On pourrait y voir une forme de trahison (avec Laura Mulvey, le plaisir est toujours coupable).
Salmigondis autour de l’Oedipe et du pénis manquant
S’appuyant encore une fois sur Freud –dont elle fait sa caution sans justifier ce parti-pris–, la théoricienne déduit du complexe d’Oedipe que les femmes sont en manque de pénis, raison pour laquelle elles prennent tant de plaisir à se masculiniser en allant au cinéma : mater d’autres femmes, c’est une façon pour elles de compenser leur infériorité dans l’imaginaire… tout en s’identifiant aussi avec ces femmes, et en jouissant, très narcissiquement, d’être des objets de désir. On pensera ce que l’on voudra d’un raisonnement aussi spécieux, bourré d’approximations et de postulats critiquables. Mais dire que la théorie du male gaze est une théorie «féministe» me paraît hautement problématique : cela reviendrait à dire que les féministes considèrent la femme comme un être castré, influençable et l’éternel jouet d’un système d’oppression. Comment voulez-vous devenir des femmes fortes si vous ne cessez de jouer les victimes ?
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DANS LE PROCHAIN POST : une critique du male gaze appliqué aux comics américains, «C’est sexiste ou simplement sexy ?».
A LIRE : Cultures pornographiques, dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam, 2015. Cet ouvrage contient une intéressante remise en perspective critique de la théorie du male gaze.
«Alfred Hitchcock, cinéaste du couple», de Delphine Catéora-Lemonnier, dans CinéCouple n°2, Spécial Hitchcock, printemps 2017. https://cinecouple.hypotheses.org
«Male Gaze : l’analyse était presque parfaite», de Alain Korkos, sur le site Arrêtssurimage.net (article écrit en réaction à l’article de AC Husson), juillet 2013.
«Le male gaze (regard masculin)», d’Anne-Charlotte Husson, sur le site cafaitgenre.org., juillet 2013.