Vous êtes allé à l’école, vos enfants iront à l’école. Pour vous, l’école conditionne l’exercice de la démocratie. Et si c’était faux ? Dans l’ouvrage “Pensionnats Sadiques”, un chercheur secoue les idées reçues. Education rime avec soumission, dit-il.
Pourquoi tellement de feuilletons mettent-ils en scène le lycée comme un film d’horreur ? Pourquoi tant d’étudiantes sont-elles abusées sur nos écrans ? Le nombre de séries TV ayant pour cadre une Académie, un Conservatoire, un Institut ou un pensionnat est loin d’être innocent : il témoigne, spectaculairement, de l’incroyable impact du système scolaire sur notre imaginaire. Le mot «prof» éveille forcément l’idée d’un pervers. «Maîtresse», c’est pire encore. L’école cristallise tous les fantasmes de sadisme. Et pour cause : lorsque l’Occident accouche du «système éducatif», la machine à soumettre les volontés se met en branle. «Le Grand Enfermement de la jeunesse, dont le pensionnat est le parfait emblème, est un des épiphénomènes les plus frappants de ce que Foucault appelle dans son archéologie du pouvoir désormais canonique Surveiller et Punir (1975) “le moment historique des disciplines.”»
Ecole : matrice de la propagande d’Etat
A l’école, on inculque les vérités officielles. On dresse la pensée. Il s’agit de rendre l’individu «d’autant plus obéissant qu’il est plus utile», comme dit Foucault, qui énumère, avec passion, l’extraordinaire variété des sanctions mises au point par la «machine» pour rendre les enfants plus dociles. Cela passe, notamment, par toute une «micropénalité du temps (retards, absences, interruptions des tâches), de l’activité (inattention, négligence, manque de zèle), de la manière d’être (impolitesse, désobéissance), des discours (bavardage, insolence), du corps (attitudes “incorrectes”, gestes non conformes, malpropreté), de la sexualité (immodestie, indécence)». La liste des humiliations ou des peines infligées à ceux que le système nomme maintenant des «apprenants» (on appréciera la Novlangue) serait sans doute trop fastidieuse, ici. Parlons plutôt de sexe. Ou plutôt de dressage érotique.
Ce que le conditionnement scolaire fait à notre libido
Ce qu’il y a de surprenant avec l’être humain, c’est cette propension à retourner la souffrance en plaisir. De la propagande répressive, il fait le moteur de ses rêveries. De l’injustice et de la misogynie, une source inépuisable de fantasmes. Pour Antonio Dominguez Leiva, il y a là matière à méditation. Notre sexualité ne serait-elle qu’une réaction de défense immunitaire aux diktats de la société ? Spécialiste du cinéma, de l’érotisme et de la cruauté (Université du Québec à Montreal), Antonio Dominguez Leiva brosse dans l’ouvrage Pensionnats Sadiques une passionnante histoire de notre asservissement, analysé au prisme des productions érotiques. Pour ce chercheur à la plume acide, les vidéos X, les slashers, les giallo, les mangas hentaï et les romans masturbatoires incarnent par excellence «l’extension libidinale du régime des micropénalités analysé par Foucault» : ils s’inspirent majoritairement des pratiques pédagogiques et de ses corollaires : l’instruction, la leçon, l’interrogation, la punition.
Instruction, leçon, interrogation, sanction
L’imaginaire érotique occidental est terriblement révélateur. Il s’appuie en grande partie sur des scénarios de dressage qui mettent en scène des jeunes, livrés à des institutions censées leur inculquer des «règles de vie»… Le scénario du pensionnat sadique est le plus courant. Antonio Dominguez Leiva en fait remonter l’origine à «l’époque baroque, ce “grand âge du fouet”» : dès le début du XVIIe siècle, des voix dissidentes postulent «non seulement le caractère esclavagiste de la pratique punitive mais aussi sa dérive libertine». En Grande Bretagne, un pamphlet anonyme de 1669 présente les écoles comme des bordels où les «parties honteuses des enfants» sont frappées, telles des enclumes, de coups lubriques et impudiques. L’auteur demande, ironiquement : «exercée sur d’autres parties, la punition aurait-elle lieu si souvent ?». En 1693, le philosophe anglais John Locke –dans Pensées sur l’éducation– écrit : «Cette discipline tyrannique fait des individus serviles» («Such a sort of slavish discipline makes a slavish temper»).
Le vice anglais : naissance d’une perversion
«Dans la comédie décapante The Virtuoso (Shadwell, 1678) un vieux demande à sa maîtresse de produire «les instruments de notre plaisir» qui ne sont autres que des verges, expliquant qu’il a été si habitué à l’école qu’il ne peut plus s’en passer […]. Il s’agit là pour Ian Gibson, dans sa célèbre somme sur la question, The English Vice, de la première allusion littéraire en langue anglaise au lien entre punition corporelle et algolagnie.» Le «vice anglais» ne le reste pas bien longtemps. Rapidement, la France adopte les verges de bouleau. Dans Le Chérubin (1792), un romancier anonyme évoque un Pensionnat de Demoiselles dirigé par une Directrice, de mèche avec un vieux et riche libertin, qui fait fouetter les jeunes élèves lors de séances dignes d’un roman sadien. En voici un extrait :
«Toutes les fautes commises, les dérogations au règlement, etc., sont soigneusement enregistrées pendant les quatre ou cinq jours qui précèdent la visite du Crésus; le jour de sa venue est fixé pour l’exécution de toutes les punitions infligées aux élèves. Après avoir fait entrer le vieux birbe dans un petit cabinet adjoignant la salle et dans la porte duquel sont aménagés des trous d’observation, les élèves sont appelées l’une après l’autre, mises à nu, étendues sur un établi ad hoc et fouettées sur leurs postérieurs en proportion de la gravité de leurs fautes. Dans la situation où elles se trouvent les jeunes filles ne peuvent pas se douter un instant qu’elles sont vues de toute autre personne que leur directrice. Et quand le vieux jouisseur, après avoir suivi, au moyen d’une lorgnette toutes les phases et les progrès de la flagellation en est arrivé au summum bonum de sa passion il sort de son rôle passif et se transforme à son tour en exécuteur...».
L’école comme espace de coercition et d’embrigadement
Pour Antonio Dominguez Leiva, ce récit est archetypique. Il inaugure une longue tradition de récits flagellationnistes, dont l’énumération le mène –au fil d’une éblouissante analyse– jusqu’aux jeux de massacre du cinéma plus ou moins hardcore dont les scénarios, hyper-schématiques, répètent en boucle les figures de l’étudiante enfermée, abusée, battue, violée et massacrée… ad libidum. Ces «variations autour du locus horribilis du pensionnat sadique ne peuvent, par la répétition obsessionnelle, que décupler l’effet de saturation congénital à l’iconosphère néobaroque contemporaine», dit-il, non sans avoir au passage évoqué de passionnantes anecdotes concernant les soeurs Brontë, Dickens ou Orwell. Saviez-vous que la Lowood School dans Jane Eyre (Charlotte Brontë) avait réellement existé? Que le succès du roman Nicholas Nickleby (Dickens) mena à la fermeture de la Bowes Academy qui l’inspira ? Et qu’Orwell écrivit son roman 1984 en parallèle à un pamphlet contre les pensionnats où il avait tellement souffert? On ne peut comprendre 1984 qu’à la lumière de sa critique radicale du système éducatif (Such, such were the joys). Ainsi qu’Orwell le démontre, l’appareil idéologique des états modernes repose en grande partie sur l’embrigadement de la jeunesse dans des écoles construites comme des casernes. Tous les enfants au pas !
Eclair, coup de fouet!
Parmi les extraordinaires pépites de Pensionnats Sadiques, il y a aussi ce texte de Robert Desnos intitulé «Pensionnat de Hummingbird Garden» (dans La liberté ou l’amour, 1927) qui –s’emparant des tropes les plus éculés du genre– en fait la matière d’un poème extatique. «Le texte de Desnos est à plus d’un titre une fin et un commencement, transfigurant le bric-à-brac des perversions disciplinaires bourgeoises en une dérive poétique qui vise à leur dépassement hégélien en une sorte de Aufheben libidinal», explique Antonio Dominguez Leiva, qui utilise un mot allemand difficile à traduire («lever un siège», «débloquer»), emprunté à Hegel : Aufheben est en philosophie le «dépassement d’une contradiction». La fonction de l’érotisme pourrait-elle être ainsi résumée ?
Transformant l’abus de pouvoir en source de plaisir, l’érotisme permettrait-il de «dépasser» l’opposition douleur/plaisir ? Pour les sado-masochistes, en tout cas, cela relève de l’évidence : il n’y a pas d’opposition dans le domaine des fantasmes. Comme dans celui des rêves, ainsi que Robert Desnos l’écrit, un fouet peut illuminer le monde : «L’orage de toute éternité montait derrière ton toit d’ardoise pour éclater, lueur d’éclair, à l’instant précis où le martinet de la correctrice rayerait d’un sillon rouge les fesses d’une pensionnaire de seize ans et éclairerait douloureusement, tel un éclair, les mystérieuses arcanes de mon érotique imagination. N’ai-je écrit cette histoire que pour évoquer votre ressemblance, éclair, coup de fouet! ».
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A LIRE : Pensionnats Sadiques de Antonio Dominguez Leiva, éditions du Murmure, 2014.