«La sexualité a longtemps été pour moi la chose la plus naturelle au monde». Jusqu'à ce que… A l’âge de 34 ans, la romancière Emmanuelle Richard fait le point sur ses 5 années d’abstinence et interroge d’autres personnes "sans" : pourquoi n’ont-elles aucune relation ?
«Je n’aurais pas cru vivre un jour un temps long sans aucune sexualité partagée […], jusqu’à la disparition même de toute sexualité solitaire, de la moindre idée de désir et de masturbation.» Dans un ouvrage d’enquête en terrain sensible –Les corps abstinents (Flammarion)–, Emmanuelle Richard énumère les raisons qui peuvent amener des hommes et des femmes à ne plus faire l’amour. Ils sont trente-sept, âgés de 18 à 60 ans, soit quinze hommes et vingt-deux femmes, rencontré-es au cours d’une année. «La somme de ces témoignages constitue, à mon sens, une parole inédite, variée et multiple, surprenante et troublante, qui participe, via des biais indirects, à la déconstruction des stéréotypes de genre et de relation, en même temps qu’elle vient questionner notre rapport à la solitude, à la norme, aux prescriptions.» Certain-es souffrent, d’autres pas. Certains se sentent abstinents au bout d’une semaine. «Pour d’autres, ce sera après six mois ou plusieurs années.» Les raisons de leur abstinence sont toujours si différentes qu’il semble impossible d’en dresser un portrait type. Comment les classer ?
«La peur nue d’être à jamais seule»
Faute de mieux, Emmanuelle Richard structure son ouvrage en neuf chapitres qui correspondent à neuf cas de figure. En alternant le récit de son expérience vécue avec les paroles recueillies, elle dresse du phénomène une peinture d’autant plus bouleversante qu’on s’y reconnaît. Inévitablement, ses mots réveillent des souvenirs. Il y a par exemple le récit de cette séance (décembre 2018) chez l’ostéopathe, au cours de laquelle submergée par «la peur nue d’être à jamais seule», Emmanuelle réprime ses larmes alors que le médecin (qui fait semblant de ne rien remarquer ?) prend soin d’elle, de peau à peau. «C’est là, que c’est monté : la tristesse à couper le souffle. Comme un étranglement.» Elle réalise que depuis cinq ans personne ne l’a touchée. Personne n’a juste posé une main apaisante sur elle. Elle n’a non plus jamais caressé, ni étreint, durant tout ce temps-là, dont on comprend, petit à petit, qu’il a suivi une rupture amoureuse, puis une grave dépression.
Un speculum spécial pour une femme spéciale
Dans ce chapitre inaugural, intitulé «Sans contact», Emmanuelle fait le parallèle avec le cas de Sandrine, une femme dont le dernier contact sexuel remonte à juillet 1987 et pour qui l’abstinence relève de la normalité parce que, depuis son enfance, elle se punit en mangeant trop, puis en vomissant, à répétition. C’est une femme frêle, «isolée volontaire», qui tenait une librairie de philosophie avant de devenir femme de ménage, et qui raconte : «Au mois d’août, me voilà dans le cabinet d’une toute jeune gynécologue, remplaçante comme de bien entendu, pour un contrôle de routine. Nous ne nous connaissons pas, questions-réponses d’usage. L’heure de l’examen sonne. Stress maximum dès lors qu’il me faut écarter les cuisses. Et là, j’entends cette demoiselle me dire, avec beaucoup de douceur, qu’elle allait utiliser un spéculum de vierge et que ce ne serait pas douloureux. J’ai cinquante-quatre ans.»
Hors d’état de jouir
Intitulé «Hors d’état», le deuxième chapitre n’est pas moins perturbant. Il mentionne le cas d’un garçon, jeune, séduisant, mais comme étranger à lui-même. Tout en ayant des rapports sexuels, il les vit à distance, de façon passive : son abstinence est «une forme de renoncement absolu», c’est-à-dire qu’il ne prend jamais l’initiative et qu’il répond au désir de l’autre mais sans jamais être présent. «Pour mon expérience, une période dite d’abstinence va de pair avec l’abandon de toute forme de proactivité qui irait vers la séduction : c’est l’absence de désir, qui va jusqu’à la perte de désirer le désir lui-même.» Quand il a des relations, elles sont sans volonté. Quand il n’en a pas, cela peut durer un an. Parfois il se force (l’appétit vient en mangeant ?), mais «sans succès». L’appétit ne revient pas. Pour lui aussi, tout a commencé par une rupture amoureuse. Il lui est devenu impossible de goûter aucun baiser, aucune caresse. Mort-vivant ? Lui parle «d’espace vide». Il traverse son désert.
Des corps «captifs de leurs fantômes»
«Ces dernières années, j’ai pris conscience de la fragilité de la pulsion vitale qu’est la libido. Celle-ci dépend autant de l’état de notre confiance en nous que de notre santé physique et mentale ; de notre climat émotionnel ; de la manière dont nous nous sentons juste ou non dans la vie que nous menons». Avec des mots posés, d’une douceur déchirante, Emmanuelle Richard tend en miroir ces récits croisés en soulignant que l’abstinence relève moins d’un état permanent que d’une sorte d’enchainement fatal : il suffit d’un rien. La naissance d’un enfant, une maladie, un complexe, une rupture, un deuil. Puis, le temps faisant, à force de se refuser, ou de ne plus pouvoir, on s’enfonce dans l’idée d’être inapte : «pas de désir, pas de confiance en soi, rien à donner, rien à recevoir»… pour finalement tomber dans le cercle infernal d’une perte totale de moyens. Jusqu’à quand attendrons-nous ? Retrouverons-nous un jour la connexion perdue avec le corps ?
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A LIRE : Les corps abstinents, d’Emmanuelle Richard, éd. Flammarion, fev. 2020.
EXTRAIT : «Tout le monde est, a été ou sera privé de sexualité partagée à un moment ou un autre, pour mille raisons envisageables. Qu’il s’agisse d’abstinence choisie ou subie – pour prendre du recul ; pour raisons de santé physique, psychique ou climat émotionnel inapproprié ; par peur de ne pas être à la hauteur, défaut d’estime de soi en conséquence de possibilités matérielles limitées ; de rupture ou de deuil ; de manque d’opportunités, ou d’insatisfaction quant à l’attractivité de celles-ci ; de difficultés à entrer en contact ; de divergences d’envies avec son ou ses par-tenaires ; de lassitude ; de volonté de pris d’autonomie sexuelle et/ou émotionnelle ; de libération ou de désintérêt par rapport à un mot d’ordre qui ne nous satisfait plus ; de saturation quant à l’immixtion de l’extérieur dans notre sexualité et à l’obligation de performance ; d’exigences en tout genre ; de besoin de sûreté pour confier son corps à l’autre ; de quête de sens… Nous sommes tous concernés.» (Les corps abstinents, d’Emmanuelle Richard)
ILLUSTRATION : Photo «Dame blanche - Fiction nuptiale», de DOOL (Diane Ottawa et Olivier Lelong), 2019.