Connaissez-vous la «machine à accoucher» ? Cette invention qui date de 1759 est mise au point par une sage-femme, Angélique du Coudray. Jusque fin mars 2016, l’artiste Zaven Paré expose une version «sans sexe» de cette étonnante mécanique, au Centre des arts d’Enghien Les Bains.
Au 18e siècle, dans les villages, c’est la matrone qui préside à l’accouchement. Elle a de l’expérience, mais quand des complications surviennent… Vers 1759, une sage-femme appelée Angélique du Coudray –décidée à former des personnes qui ne savent ni lire ni écrire– a l’idée d’utiliser ce qu’on appelle à l’époque un «fantôme obstétrique» : un mannequin souple limité au bas-ventre, reproduisant à l’identique le bassin d’une femme enceinte, ses organes reproducteurs et son foetus.
Le «fantôme obstétrique» d’Angélique
«L’ensemble est fait en toile couleur chair, rembourré de coton, explique Zaven Paré. L’exemplaire conservé au Musée Flaubert et d’histoire de la médecine de Rouen est très bien conservé. A la radiographie, la structure du mannequin révèle la présence d’un véritable bassin osseux (comprenant le sacrum, les os iliaques, une partie des fémurs…) avec un cerclage au fil de fer des trois articulations.» La machine est stupéfiante de réalisme. Angélique du Coudray s’en sert pour montrer aux élèves comment «délivrer» le foetus, dont elle a fait faire des reproductions de 7 et 9 mois, ainsi que des versions «enfants jumeaux». Tous les cas de figure sont possibles avec cette «machine» (1). Que le bébé se présente par le siège, qu’il soit mort ou qu’il ait le cordon enroulé en double noeud autour du cou, Angélique peut le mettre en scène.
Une version «mécatronic» de parturiente
Arrive le XXIe siècle. De cet outil pédagogique pour enseigner l’accouchement, l’artiste Zaven Paré donne une version de rêve : plus d’organes, ni de foetus. Le bassin grandeur nature de la femme, en plastique thermoformé, ressemble à la coquille d’un oeuf. Entre les cuisses immaculées, rien. La surface est lisse comme celle d’un écran de cinéma. Le moulage creux, arachnéen, est fixé par des tiges à un petit projecteur de diapositives qui projette alternativement l’image d’un oeil ouvert, puis d’un oeil fermé à l’endroit de la vulve absente. Dépourvue de matrice et de sexe, cette machine-là n’accouche plus que d’illusions. Zaven Paré dit qu’elle «est une projection, une lumière projetée, comme sur la paroi d’une caverne préhistorique ou celle de Platon». Face à elle, nous ne sommes plus face à la réalité d’un organe de chair expulsant de la chair, mais face au spectre asseptisé d’un monde «idéal». Dans ce monde très évolué (qui se croit tel, en tout cas), la femme ignore la gestation. Dans ce monde blanc, pur et propre, le foetus est escamoté. Exit le nouveau-né. Avec un brin d’ironie, Zaven Paré nomme son oeuvre L’Origine du monde, par allusion au tableau de Courbet.
L’Origine du monde : une femme enceinte ?
Un des spécialistes de cette oeuvre, Thierry Savatier, a récemment avancé que la femme peinte par Courbet pourrait être enceinte en raison des invraisemblances anatomiques qu’elle présente, notamment une boursouflure sur la moitié gauche de l’abdomen. Dans l’ouvrage Enceinte, la chercheuse Emmanuelle Berthiaud explique : «Si c’est le cas, la scène constituerait une double transgression». Montrer à la fois une vulve et une grossesse, il est certain qu’en 1866 c’était osé. Mais avec Zaven, la transgression franchit un nouveau car car ce qu’il montre est pire : un morceau d’anatomie, sans vulve ni grossesse. L’origine du monde, bientôt, ne se situera plus entre les cuisses d’une femme mais dans la matrice artificielle d’un laboratoire, suggère Zaven, par allusion à ces recherches qui sont actuellemement menées par plusieurs laboratoires avec des résultats… «non-négligeables», ainsi que le formulent des journalistes scientifiques comme Philippe Descamps. Dans un article consacré à la grossesse hors-utérus (2), Philippe Descamps explique : cette technique qui consiste «à faire se développer un embryon puis un foetus en dehors du ventre de la femme, dans une matrice externe» est appelée ectogenèse.
Ectogenèse : faire pousser des embryons hors-utérus
«Inventé dans les années 1930 par le généticien visionnaire John B. S. Haldane, le terme d’ectogenèse comme la chose qu’il désigne ont longtemps appartenu au seul lexique de la science-fiction. Mais aujourd’hui ce n’est plus seulement une rêverie de biologiste solitaire ni un lieu commun de la littérature d’anticipation, il s’agit bel et bien d’un programme de recherche affiché par plusieurs laboratoires dans le monde et qui a en outre déjà donné quelques résultats non négligeables». La nouvelle a de quoi faire froid dans le dos. Se pourrait-il que bientôt il soit possible de «produire» des humains comme les tomates hors-sol ? L’origine du monde, alors, serait une origine extra-corporelle. Avec quelles conséquences ? Pour Philippe Descamps, «L’intérêt médical d’une telle technique est […] indéniable. La mise au point de matrices externes artificielles résoudrait incontestablement le problème des avortements spontanés». Dans sa volonté de convaincre et de rassurer, l’article qu’il consacre à l’ectogenèse est presque encore plus inquiétant que l’ectogenèse elle-même. De toute évidence, cette technique est dans «l’air du temps». Pourquoi faire soi-même ce qu’une machine ferait bien mieux que nous ?
Des machines se chargeraient de mettre au monde nos enfants ?
Ni pour, ni contre, Zaven Paré ne donne pas son avis sur l’ectogenèse. Lorsqu’il exhibe l’anatomie immaculée d’une femme sans sexe, il se contente de poser la question : visiteur, que vois-tu dans cette machine à accoucher ? Pour Zaven, les mécaniques sont des sphinx. Elles interrogent l’humain, le confrontent à ses peurs et à ses illusions. Dans l’entrejambe de plastique, Zaven voit donc avant tout le miroir inquiétant, fascinant, d’un désir : celui de «créer» du vivant (non pas de le «procréer»). Il y a une forme de démesure dans ce désir, proprement humain, d’échapper aux contingences corporelles et de franchir les limites que nous assignent la nature. Etre plus que ce nous sommes. Ce désir nous fonde. Nous voulons être dieu… comme le docteur Frankenstein ? Nous voulons que nos monstres s’animent. L’oeil qui s’ouvre entre les cuisses de sa matrice artificielle n’est d’ailleurs pas sans rappeler à Zaven une légende très connue : «L´oeil qui s’ouvre en son sexe… comme les trois lettres gravées (אמת) au front du Golem», dit-il.
La légende du Golem ou comment l’humain se rêve dieu
La légende du Golem est ancienne dans la mythologie juive. Sa version la plus connue raconte qu’au XVIe siècle, un rabbin nommé Judah Loew, à Prague, créa une forme humaine dans de l’argile et lui donna vie en inscrivant sur son front le mot «vérité» (אמת). Le mot «vérité» se dit en hébreu EMET et s’écrit אמת (Alef א, Mem מ, Tav ת). Sur les sites de théologie qui parlent de ce mot, «vérité» est l’équivalent du voyage qui nous fait passer du premier jour de la conception (où l’âme se revêt d’un corps) au dernier jour de l’existence (celui qui nous fait retourner à la source). Alef, la «première lettre de l’alphabet, fait référence au premier jour de la conception de l’homme ». Mem est une lettre dont «la valeur numérique égale à 40 symbolise la naissance et la vie». Tav, «dernière lettre de l’alphabet, fait référence au dernier jour de la vie de l’homme sur terre». La source de la «vérité» se trouve dans la vie, disent les théologiens.
Le sexe en clin d’oeil
S’il faut en croire Zaven Paré, la machine à accoucher ne doit servir avant tout qu’à cela : nous faire accéder à la vérité. Mais rien n’est plus proche de la vérité que la mort : dans la légende du Golem, il suffit que Judah Loew efface la première lettre inscrite sur le front de sa créature pour que celle-ci tombe en poussière et retourne au néant. Enlevez le alef du mot émet (תמא) et le mot «vérité» devient met (תמ) : «mort». C’est pourquoi la machine à accoucher est aussi, toujours, une machine à tuer : donnant la vie, elle donne la mort. Ainsi l’humain passe-t-il, inévitablement, du trou vaginal au trou de la tombe et d’une illusion à une autre, dans l’espoir, insensé, d’accéder à la vérité… L’ouverture de l’oeil, entre les cuisses de sa machine, symbolise avec humour cette quête éperdue. L’oeil s’ouvre, puis se ferme. Il n’en finit pas de s’ouvrir puis de se fermer. Il est l’alef puis le tav de l’alphabet hébreu. L’alpha et l’omega des Grecs anciens. Le zéro et le un des informaticiens. «Tout peut être ramené à ces deux signes de base ou traduit grâce à eux». Citant les propos de de Norbert Wierner (1894-1964), père de la cybernétique, Zaven Paré conclut : aucune information ne peut être codée en dehors de ce système binaire. Il faut naître et il faut mourir. Sans naissance ni mort, pas de vérité possible. La machine à accoucher sert peut-être à nous le rappeler ?
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A PROPOS DE L’ARTISTE : artiste-chercheur et spécialiste dans le domaine de la robotique, Zaven Paré propose jusqu’au 20 mars 2016 un parcours suggestif à travers un véritable cabinet de curiosités mécaniques. Des créations étonnamment vulnérables et fragiles, frôlant poétiquement avec l’idée de la panne, qui questionnent les enjeux émotionnels liés aux robots et soulèvent des interrogations cruciales sur le rapport de l’homme aux machines.
EXPOSITION : Mecatronic, jusqu’au 20 mars 2016, au Centre des arts : 12-16, rue de la Libération - 95880 Enghien-les-Bains
A LIRE : Mecatronic, autour du travail de Zaven Paré (Textes de John BELL, Raphaël CUIR, et Chihiro MINATO).
POUR EN SAVOIR PLUS : La Machine de Madame du Coudray, Michel Benoziot, Claire Beugnot, et al., aux éditions Points de vues. Enceinte. Une histoire de la grossesse entre art et société, d’Emmanuelle Berthiaud, La Martinière, 2013.
NOTES
(1) En 1767, sa méthode obtient un tel succès qu’elle reçoit du roi Louis XV un brevet l’autorisant à enseigner dans les différentes provinces du royaume. Les cours de Madame du Coudray suscitent partout l’admiration. En 1770, les chirurgiens de la ville d’Agen l’approuvent en termes flatteurs : «Par le moyen de la machine dont cette dame se sert, on a la satisfaction, non seulement de voir l’enfant, tel qu’il peut être dans le sein de sa mère, dans toutes les postures possibles, mais aussi on ne perd pas un seul coup de main de sa manoeuvre. L’imitation de la nature est portée à son dernier degré de perfection, ce qui rend les cours d’accouchement encore plus parfaits». En 1777, l’intendant de la généralité de Tours organise pour Madame du Coudray une véritable tournée de province (Maine, Anjou, Touraine) : accompagnée de son «fantôme», elle circule de ville en ville et à l’issue des stages (deux mois pour 4 élèves maximum), elle délivre un certificat d’aptitude à la profession d’accoucheuse. Les candidates à la formation sont cependant peu nombreuses : les maris préfèreraient que leur épouse apprennent le métier de vétérinaire. Il est plus intéressant, sur le plan financier, de sauver une vache que de sauver une humaine.
«Si c’était pour former un vétérinaire, l’espoir d’avoir un homme qui pût prévenir ou empêcher la mortalité de leurs bestiaux les porterait à donner tout ce qu’on leur demanderait sans répugnance, mais pour conserver leur femme, il en est tout autrement ; une de perdue, une de retrouvée». (Source : lettre de Michel Chevreul, jeune chirurgien angevin, datée de 1782. Archives d’Indre-et-Loire)
(2) Descamps Philippe, «L’inflation bioéthique dans la perspective de l’ectogenèse», Raisons politiques 4/2007 (n°28), p. 111-125