Est-il plus rassurant de savoir, quand on est lesbienne, que les femelles bonobos se masturbent entre elles ? Pas sûr. Pourtant, l’argument des primates «qui le font aussi» (sans compter les pingouins, etc) revient souvent comme argument. Pourquoi ?
Pour parler de leurs comportements sexuels, beaucoup d’humains pensent utiles d’aller chercher dans le monde animal des exemples similaires. Comme l’écrit le sociologue Jeffrey Weeks, un brin caustique : «L’une des particularités qui nous caractérisent, nous êtres humains, est que nous cherchons la réponse à nos questions les plus fondamentales dans l’observation de la vie des animaux. Ainsi, cette créature que nous méprisons et craignons entre toutes, le rat, occupe-t-elle une place de choix dans la recherche sur la sexualité, notamment dans les expériences faites sur les hormones masculines et féminines» (1). Il y a de quoi se poser des questions.
Depuis l’apparition du mot «sexualité» en 1838 (2), c’est-à-dire, depuis à peine deux siècles, l’état du savoir n’a que peu progressé. On ne sait toujours pas pourquoi certaines personnes fantasment sur les pieds, ni comment d’autres deviennent homos, sados ou masos. Les scientifiques n’ont fait jusqu’ici que regrouper les «pervers» puis les «paraphiles» en genres et familles exotiques. Certains ont situé l’origine des tendances dans l’enfance, d’autres dans le passif transgénéalogique, dans la génétique ou dans l’environnement. Mais aucun n’a vraiment compris. «Même en combinant toutes ces approches, de nombreuses questions demeureront encore sans réponse, comme de savoir pourquoi telle personne est devenue paraphile, et non pas telle autre dont le génome et les expériences sont pourtant très similaires».
Dans un ouvrage malicieusement intitulé Nous sommes tous des pervers, l’essayiste Jesse Bering raconte que cette ignorance taraude à ce point les chercheurs qu’ils s’amusent à faire des expériences sur les animaux : «quand il s’agit de rendre déviants des rongeurs ou des animaux de ferme, les obstacles éthiques sont bien moindres que pour transformer des enfants en mélissaphiles (3). Et en effet, certains chercheurs ont réussi à implanter et à cultiver des caractéristiques «paraphiles» au sein de membres d’autres espèces en manipulant certains aspects spécifiques au cours de leur développement».
L’anthropologue Sophie Houdart a consacré un livre entier à cette question : à la fin des années 1990, elle suivait l’équipe des chercheurs japonais qui ont créé une mouche drosophile homosexuelle. Ces chercheurs étaient si excités par le succès de leur entreprise qu’ils en ont oublié la question essentielle : et alors ? les humains sont-ils des mouches ? Jesse Bering pose lui aussi la question : à quoi sert de rendre des animaux «pervers» ? A nous rassurer ? Est-il rassurant de savoir qu’on peut transformer l’orientation sexuelle des petits rats mâles en barbouillant les mamelles de leur maman ? Jesse Bering décrit ainsi cette étude qui donna naissance à des rats lémonophiles. «Ainsi, dans une étude, les ratons mâles nouveau-nés aléatoirement assignés à téter leurs mères dont les tettes (le bout des mamelles) avaient été artificiellement enduites d’une solution au parfum citronné devinrent des rats lémonophiles : ils ne pouvaient avoir d’érections et éjaculer qu’avec des femelles ayant la même odeur de citron que leurs mères)».
«Dans une autre expérience, les scientifiques intervertirent des agneaux et des chevreaux à la naissance : les chevreaux furent élevés par des moutons, et les agneaux par des chèvres164. Une fois en âge de se reproduire, on réunit ces animaux aux membres de leur espèce de naissance. Un développement aussi insolite eut un effet radicalement différent selon que l’animal était un mâle ou une femelle. En ce qui concerne les désormais adultes mâles, ni les moutons ni les boucs n’affichaient le moindre intérêt envers les membres féminins de leur propre espèce biologique.» Les moutons ne bandaient plus que pour des chèvres. Bizarrement, les animaux de sexe femelle, répondirent à leur développement inhabituel d’une manière fondamentalement différente : elles s’intéressaient autant aux moutons qu’aux boucs. Qu’en déduisirent les scientifiques ? Que les femelles sont sexuellement plus open ?
«Les rats, les moutons et les chèvres sont très éloignés des humains sur l’arbre phylogénétique, il n’y a donc pas beaucoup de conclusions à tirer pour ce qui est des paraphilies au sein de notre propre espèce», rappelle Jesse Bering qui somme ses lecteurs à se débarrasser du réflexe dit «naturaliste» : ce n’est pas parce que c’est dans «la nature» que c’est «normal» ni «souhaitable», rappelle-t-il. Il y a des animaux homos, soit. Mais il y a des animaux qui tuent leurs enfants ou procréent avec eux. Pourquoi dans le cas de l’homosexualité les animaux seraient-ils les garants de la «normalité» et pas dans l’autre ?
«Nous nous sommes tellement focalisés sur la question de savoir si un comportement sexuel donné était «naturel» ou «antinaturel» du point de vue de l’évolution…», s’exclame Jesse Bering… que nous en avons perdu la raison. «Car enfin, Tous ceux qui ont recours à des exemples de rapports entre animaux de même sexe chez d’autres espèces pour justifier une acceptation sociale des gays et lesbiennes sont tout autant victimes de ce sophisme que les conservateurs religieux qui y voient là l’«évidence» que ces comportements sont naturellement mauvais en raison de leur caractère «dénaturé».
A LIRE : Pervers. Nous sommes tous des déviants sexuels de Jesse Bering, aux éditions H&O.
La Cour des miracles. Ethnologie d’un laboratoire japonais, de Sophie Houdart, CNRS, 2008.
NOTES
(1) Sexualité, de Jeffrey Weeks (1986, 2014), traduit par Samuel Baudry et al., Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Sexualités ».
(2) Source : «Les formes contemporaines de la médicalisation de la sexualité», d’Alain Giami. dans l’ouvrage de Sanni Yaya (Pouvoir medical et sante totalitaire : conséquences socio-anthropologiques et éthiques, Presses Universite de Laval, p.225-249, 2009).
(3) Amoureux des abeilles.