Faut-il lui déclarer sa flamme ? Votre histoire est-elle sérieuse ? Vous en avez assez ? En amour, il faut souvent prendre une décision. Le problème, ainsi que la sociologue Eva Illouz le souligne, c’est qu’à force de peser le pour et le contre, on prend souvent la mauvaise (décision).
Epousez qui vous aimez. Séparez-vous sans regrets. Dans notre société moderne, il n’y a plus de raison d’être malheureux en amour. On se choisit et on rompt librement. Le problème… c’est prendre la décision. Dans Pourquoi l’amour fait mal, un ouvrage de 400 pages qui se lisent à perdre haleine, Eva Illouz –experte en sociologie des émotions– dissèque les raisons pour lesquelles nous nous sentons si mal lorsque nous devons faire des choix. «Précisément parce que nous vivons à une époque où l’idée de responsabilité individuelle règne en maître, la vocation de la sociologie reste essentielle», dit-elle, en se donnant pour but de dénoncer les mythes persistants de notre société. Il est par exemple courant de penser que le mariage de convenance rend forcément les femmes malheureuses, comparé au mariage d’amour. Maintenant, ce n’est plus le père qui choisit pour ses enfants «le meilleur parti». Faut-il s’en réjouir ? Oui et non, répond la sociologue : il serait faux de croire que «l’amour est la source de tout bonheur». La culture occidentale, basée sur des valeurs comme l’émancipation, l’égalité, les droits humains, etc, produit aussi beaucoup de misère affective et «fait de l’insécurité ontologique un trait chronique des vies modernes.» Un exemple précis : les affres terribles où nous plongent le choix d’un(e) partenaire. Pourquoi est-il difficile de se décider ?
Pourquoi choisir est-il si difficile ?
La première raison, avance Eva Illouz, c’est que les modalités d’évaluation du partenaire sont devenues subjectives. «Ce que nous appelons le triomphe de l’amour romantique consista d’abord et avant tout à désencastrer les choix amoureux individuels du tissu moral et social du groupe, et à faire émerger un marché des rencontres auto-régulé. Les critères modernes permettant d’évaluer un objet d’amour ont été extraits des cadres moraux publiquement partagés. Ils sont devenus physiques/sexuels et émotionnels/psychologiques.» Autrement dit : autrefois, en Occident, les critères de sélection étaient relativement clairs. Une offre de mariage était souvent rejetée ou acceptée en fonction de la situation sociale ou de la fortune personnelle. Dans les couches populaires ou moyennes aux XVIII et au XIXe siècle, par exemple, les parents rejetaient habituellement les prétendants qui n’étaient pas suffisamment fortunés. Comme les critères permettant d’assigner aux personnes un rang social étaient connus et partagés, la décision était explicitement fondée (au moins en partie) sur la classe sociale. Et maintenant ?
Quels sont vos critères de choix ?
On pourrait se féliciter de ce que désormais les hommes, mais surtout les femmes soient libres de choisir qui ils ou elles veulent, suivant leurs goûts propres. Mais cela pose en fait problème : «la faculté de choix, loin d’être fondée sur une affectivité pure, requiert dans les faits un dispositif affectif et cognitif complexe pour évaluer les partenaires», explique Eva Illouz : nos goûts, de fait, incluent des facteurs socio-économiques tout autant que des facteurs comme le charme ou le sex-appeal, ce qui rend la chose difficile à gérer car il s’agit de mettre en balance des données factuelles avec des ressentis impossibles à verbaliser. La balance est d’autant plus compliquée à faire qu’il est mal-vu d’en parler : quelle femme oserait dire, par exemple, qu’elle jauge ses prétendants en recoupant leurs perspectives de carrière avec l’intensité du plaisir qu’elle éprouve en leur présence ? Par ailleurs, il faut prendre en compte un nombre extrêmement élevé de données, totalement contradictoires (l’attrait de l’inconnu et le besoin de sécurité, la compatibilité sexuelle et les projets immobiliers…). Pire encore : parmi les critères de choix, il faut donner la priorité à ceux que la société considère comme les plus honorables –les sentiments– qui sont aussi les plus réversibles, fragiles et ténus.
Quoi de plus impalpable que les sentiments ?
«Le choix amoureux moderne est perturbé par le fait de devoir naviguer entre le contrôle cognitifs du choix volontaire et la dynamique involontaire du sentiment spontané.» Ce qui exige une «forme rationnelle d’examen de soi» confinant à l’impossible. Comment savoir si les sentiments qu’on éprouve maintenant resteront ? Est-on vraiment sûr(e) de les éprouver ? Pour Eva Illouz, les Occidentaux modernes baignent dans ce qu’elle nomme le «régime de l’authenticité émotionnelle» qui contraint hommes et femmes à scruter leurs sentiments afin de décider de l’importance, de l’intensité et de la signification future de leur relation : des questions comme «Si je l’aime, à quel point mon amour est-il profond ?» ou «Est-ce que c’est moi qu’il aime ou sa mère à travers moi ?» sont typiques du régime de l’authenticité. «Dans ce régime, la décision de s’unir avec quelqu’un doit être prise sur la base d’une connaissance de soi émotionnelle et de la capacité à projeter ses émotions dans le futur, explique Eva Illouz. Trouver le meilleur conjoint possible consiste alors à choisir la personne qui correspond le mieux à l’essence psychologique du moi, c’est-à-dire à l’ensemble des préférences et des besoins qui le constituent.» Le problème, c’est quand les besoins sont inconscients…
Nous ne savons pas (toujours) ce que nous voulons
Souvent, ces besoins obscurs nous font choisir des partenaires dont nous savons instinctivement qu’ils ne sont pas faits pour nous à long terme : ce sont des partenaires pour «régler quelque chose» ou pour combler une faille. Ces partenaires, nous devinons déjà qu’ils nous feront du mal mais… nous savons que ce mal nous permettra d’évoluer. L’intuition qu’il «faut en passer par là» rend la décision d’autant plus difficile car elle doit être prise en tout aveuglement, de tout son coeur, sans écouter le signal de danger. De cela, cependant, Eva Illouz ne parle pas. Elle préfère souligner l’aporie que constitue «le régime de l’authenticité émotionnelle» sur la base d’études menées en psychologie cognitive et qui démontrent à qui mieux mieux l’existence de «biais» qui «empêchent les humains de s’évaluer correctement et de savoir ce qu’ils veulent.» Pour le dire en termes techniques : «le moi social est continuellement modelé par les circonstances», ce qui invalide tout travail d’introspection, toute prévision. Comment savoir qui nous aimerons demain ? Nos désirs et nos besoins «sont façonnés en réponse à des situations.» La question qui se pose alors, c’est : étant donné que nos sentiments sont imprévisibles, comment faire pour choisir ?
Est-il possible de choisir un partenaire ?
C’est possible, répond Eva Illouz. La façon la plus sage de procéder reste encore de le faire à l’instinct. «Il ne faut pas réfléchir», dit-elle. On se trompe quand on pèse le pour et le contre. L’opération mentale qui consiste à soupeser les mérites d’un(e) partenaire conduit inévitablement à le (la) dévaluer. «Donner des raisons et décomposer un objet diminuent la force émotionnelle des décisions». Ca coupe l’envie : tout occupés à savoir si nous aimons ou si nous n’aimons pas… notre aptitude à aimer diminue. S’il faut en croire des études menées par Timothy Nelson et Jonathan Schooler, l’opération qui consiste à juger quelqu’un affecte négativement le jugement. On a tendance à dénigrer un plat, par exemple. On ne se rappelle plus que les aspects négatifs d’une soirée. On cherche la petite bête. «La dégustation d’aliments ou l’appréciation visuelle sont mieux effectuées lorsqu’elles ne sont pas verbalisées», soutient Eva Illouz qui met en garde : méfiez-vous de la tendance à vouloir rationaliser une attirance amoureuse. Vous pourriez bien rater l’histoire de votre vie. Surtout si, influencé par l’esprit du temps, vous vous mettiez à raisonner sur un mode capitaliste avec la volonté de «maximiser» vos amours…
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A LIRE : Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz, éditions Seuil, 2012.