Au XIXe siècle, qui est considérée comme «l’ère des succédanées, des palliatifs, des ersatz et des simulacres», une maladie contagieuse se répand : dans les Musées ou les parcs, des hommes essayent de coïter avec les statues… sur lesquelles ils laissent des taches.
Entre 1886 et 1903, Richard von Krafft-Ebing publie Psychopathia Sexualis, le premier ouvrage à proposer une taxonomie médicale complète des déviances sexuelles (1). Parmi les quelques 1000 pages de cette anthologie, une seule page parle des très rares cas répertoriés de «souilleurs de statues». Krafft-Ebing les englobe dans la catégorie des fricatores, «Les frotteurs». Ce sont les hommes et les femmes qui se masturbent contre des formes humaines inertes. On les appelle aussi agalmatophiles – mot créé à partir du grec agalma «statue» et philia «amour» – parce qu’ils éprouvent une attirance sexuelle pour les statues et leurs dérivés : mannequins, poupées, marionnettes, etc. Krafft-Ebing ne possède à leur sujet aucune information. Il mentionne tout d’abord l’histoire, rapportée par Lucien et par Saint Clément d’Alexandrie, d’un jeune homme «qui se servait d’une Vénus de Praxitèle pour assouvir ses désirs» ou encore celle, racontée par les poètes grecs comiques Philemon et Alexis, d’un individu nommé Clisyphus, qui souilla la statue d’une déesse au temple de Samos, «après avoir apposé un morceau de viande à un certain endroit de cette oeuvre sculpturale».
Après avoir noté que ces cas ont un caractère trop anecdotique pour pouvoir être analysés et jugés avec certitude, Krafft-Ebing rapporte qu’«à une époque plus récente, le journal l’Évènement du 4 mars 1877 publie l’histoire d’un jardinier qui, étant tombé amoureux de la statue de la Vénus de Milo, fut pris en flagrant délit au moment où il faisait des essais de coït sur cette statue.» Il ne semble guère avoir plus d’informations sur le sujet et passe ensuite, sans transitions, à ces «aberrations morales» que représentent les voyeurs «qui sont assez cyniques, dit-il, pour chercher à voir faire le coït afin de stimuler leur puissance»… Chapitre clos. Des «souilleurs de statue» et des «outrages» qu’ils font subir au marbre, on ne saura rien de plus. Pour comprendre le phénomène, il faut donc lire l’ouvrage très richement documenté de Jane Munro, Mannequin d’artiste, mannequin fétiche, qui consacre un chapitre entier à la troublante ambiguïté des ersatz. C’est à Jane Munro que l’on doit la formidable exposition consacrée aux mannequins qui vient de s’achever au Musée Bourdelle. «Les cas documentés d’agalmatophilie demeurent rares», explique-t-elle, mais cette forme particulière de déviance sexuelle intrigue tellement les écrivains du XIXe siècle que l’on assiste alors à une véritable explosion de romans ou de pièces de théâtre portant sur le thème du coup de foudre pour une statue.
La femme fatale est immobile, silencieuse. La femme fatale est «un rêve de pierre » dont le sein «où chacun s’est meurtri tour à tour» est fait pour inspirer aux amants un désir éperdu d’épiderme et de caresses jusqu’au sang. A l’époque même où Baudelaire chante l’amour qui fait mal, Théophile Gautier dans Mademoiselle Maupin affirme la supériorité de la statue sur la femme parce que sa forme «se laisse toucher» : «La maîtresse sculptée ne diffère de la véritable qu’en ce qu’elle est un peu plus dure et ne parle pas, deux défauts très légers», se moque-t-il. Jane Munro évoque d’ailleurs le vif succès que remportent les spectacles vivants qui sont donnés dans les clubs fermés de Paris pour assouvir des tendances voyeuristes que l’on appelle alors «la curiosité» : ce sont des numéros plutôt déshabillés où des femmes vaguement vêtues à l’antique restent figées dans des attitudes majestueuses. «Ces “poses mythologiques“ furent dans les années 1830 une des principales attractions d’une des maisons closes parisiennes : les femmes adoptaient la pose de Galatée, Vénus, Junon ou Minerve dans la statuaire antique et “prenaient vie“ progressivement au cours du spectacle».
Le plaisir que trouvaient les voyeurs dans ces postures hiératiques était probablement partagé par de nombreuses personnes : les gardiens du Louvre devaient régulièrement empêcher des visiteurs de souiller la Vénus de Milo. «Il n’était pas rare non plus de voir au Luxembourg et dans les Musées nationaux, des individus se masturber devant des statues»… Une véritable vague d’attentats à la pudeur des statues se répand dans les parcs et les galeries. Sur le sujet, c’est l’ouvrage de la neurologue et historienne des sciences Laura Bossi – De l’agalmatophilie ou l’amour des statues – qui contient les anecdotes les plus étonnantes. Laura Bossi raconte par exemple qu’en 1845 Gustave Flaubert «fut saisi d’une crise d’agalmatophilie lors de son séjour en Italie, à la vue de la statue de Canova», Amour et Psyche ranimée par le baiser de l’Amour (2), qui se trouve aujourd’hui au Louvre. Le texte que Flaubert écrit sur cette expérience se trouve dans ses Oeuvres de jeunesse (La Pleiade). Il raconte : «J’y suis revenu à plusieurs reprises, et à la dernière j’ai embrassé sous l’aisselle la femme pâmée qui tend vers l’Amour ses deux longs bras de marbre. Et le pied ! et la tête ! le profil ! Qu’on me le pardonne, ç’a été depuis longtemps mon seul baiser sensuel; il était quelque chose de plus encore, j’embrassais la beauté elle-même».
Flaubert aurait-il trop lu de livres pour succomber ainsi à l’attraction exercée par le marbre ? Pour Laura Bossi, c’est Eichendorff qui inaugure cette veine, propre à la littérature fantastique, des amours agalmatophiles vécues dans l’incertitude… Les rencontres relèvent-elles du songe ? En 1817, dans une nouvelle intitulée La Statue de marbre, Florio, un jeune gentilhomme voyageant près de Lucques, découvre la nuit une Vénus de marbre placée près d’un étang, «comme si la déesse, sortie à l’instant du fond des eaux, contemplait elle-même avec ravissement l’image de sa beauté que le miroir de l’eau reflétait au milieu des pâles étoiles qui brillaient dans sa profondeur. Quelques cygnes décrivaient en silence leurs cercles uniformes autour de la statue ; un léger murmure agitait les feuilles des arbres.» Il la contemple, immobile, et croit voir ses yeux s’ouvrir et s’animer, ses lèvres remuer… ce qui le plonge dans une sorte de trou noir. Quand il rouvre les yeux, la statue, d’une immobilité effrayante, semble darder des regards terribles de ses orbites de pierre. Saisi d’épouvante, le jeune homme s’enfuit.
«Le lendemain, raconte Laura Bossi, il cherche en vain à retrouver l’emplacement de l’étang. Tout lui paraît changé. Il aperçoit enfin un magnifique parc, où il rencontre une dame d’une beauté merveilleuse, ressemblant à s’y méprendre à la belle Vénus de la nuit dernière. […] La maîtresse du palais l’accueille avec une grâce charmante, le jardin est rempli d’une grande animation, beaucoup de seigneurs et de dames s’y promènent, et la dame l’invite dans ses somptueux appartements. Mais soudain, un éclair illumine la pièce, et il croit voir la belle immobile, le visage et les bras tout blancs. Florio, en reculant d’effroi, heurte une des statues de pierre placées sur le pourtour de la salle ; la statue commence à se mouvoir, et toutes les autres se lèvent, dans un épouvantable silence, de leur piédestal. Saisi d’horreur, il s’élance hors de la chambre et s’enfuit. Le jour venu, il apprend d’un ami, le chanteur Fortunato, que la contrée où il avait vu la belle dame étrangère est le site d’un ancien temple de Vénus où on a souvent cru remarquer des apparitions de revenants».
En 1835, Prosper Mérimée, raconte dans La Vénus d’Ille l’histoire de cet imprudent qui, le jour de ses noces, enlève sa bague pour jouer au ballon et l’enfile au doigt d’une statue antique, une Vénus baptisée Turbulnera, par allusion aux obscures pulsions qui l’agitent… «Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve», raconte le narrateur-. Et c’est au doigt de cette effigie effrayante qu’un homme commet l’erreur de mettre son anneau de mariage… «Lorsqu’il essaie de retirer la bague, le doigt s’est replié sur la paume, raconte Laura Bossi. La nuit-même, la déesse monte les escaliers de la maison et, sous les yeux horrifiés de l’épouse, serre le mari dans une étreinte mortelle.» On n’embrasse jamais une statue en vain… Elles soulèvent trop d’inquiétudes et d’anxieuses aspirations.
En 1837, dans Les Nuits florentines, le poète Heinrich Heine raconte en termes similaires l’émotion «d’un jeune garçon à la vue d’une blanche déesse en marbre gisant dans l’herbe d’un parc. La nuit venue, il ne trouve pas le sommeil et sous les rayons de la lune, il imagine comment, le lendemain, il l’embrassera sur les commissures de la bouche […]. Puis, ne résistant pas à ce désir impérieux, il se lève pour rejoindre la belle endormie dans le jardin nocturne et, le coeur battant comme s’il allait commettre un meurtre, il l’embrasse avec une ferveur, une tendresse, un délire tels qu’il n’en ressentira plus jamais de sa vie en donnant un baiser. Il ne saura non plus oublier le frisson doux et glacial qui courut dans son âme quand le froid enivrant de ces lèvres de marbre toucha sa bouche. Dès lors, une étonnante passion pour les statues de marbre s’empare de lui, et il est attiré si vivement par la Nuit de Michel-Ange, figure auréolée de douceur éthérée, au corps calme et puissant, “comme si un clair de lune assoupissant coulait dans ses veines“, qu’il rêve de dormir du sommeil éternel dans les bras de ce simulacre.»
Ce rêve de pierre dont Laura Bossi décrit avec inspiration les zones d’ombre a tout d’une forme de fantôme. Iwan Bloch dans La Vie sexuelle de notre temps (1908) ne s’y trompe pas qui donne à cette orientation le nom de Venus statuaria : pour lui, l’amour des statues est d’ordre nécrophile. C’est l’attraction qui pousse des humains dans les cimetières à se frotter sur le corps des gisants, à se faire jouir sur la surface glacée des statues, dans l’espoir – à travers elles – d’atteindre une éternité symbolique.
LIRE
De l’agalmatophilie ou l’amour des statuesDe l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Bossi, éditions L’Échoppe, 2012. A savoir : le catalogue des éditions de L’Echoppe (créées en 1984 par le directeur de la galerie Lelong) se trouve sur le site du distributeur Les Belles Lettres.
Mannequin d’artiste, mannequin fétiche, de Jane Munro, éditions Musée Bourdelle, Réunion des Musées nationaux, 2015.
«Quelques fantasmes érotiques et perversions d’objet dans la littérature gréco-romaine », de Danielle Gourevitch, In: Mélanges de l’Ecole française de Rome. Antiquité T. 94, N°2. 1982.
NOTES
(1) Le premier ouvrage à proposer une taxonomie médicale complète des déviances sexuelles. Dans cet ouvrage qui voit apparaître les termes «sadisme» ou «pédophilie», Krafft-Ebing multiplie les néologismes : il invente un mot pour chaque perversion, même lorsque le trouble en question semble ne concerner que deux ou trois cas répertoriés. Il ne semble cependant pas que ce soit lui qui ait inventé le mot agalmatophilie.
(2) Amore e Psiche che si abbracciano.