Lorsque Mary Richardson, en 1914, a frappé les fesses de la Vénus au miroir, s’en prenait-elle à une offensante nudité ? Probablement pas. Pourtant, son geste est devenu le symbole d’un féminisme stéréotypé… Le féminisme anti-cul. Celui qui frappe à tort (et à travers) des cibles fantoches.
Le 10 mars 1914, Mary Richardson lacère la toile de Velasquez – La Vénus au miroir – parce que, dit-elle (1) : «J’ai voulu détruire le tableau de la femme la plus belle de toute l’histoire mythologique pour protester contre le gouvernement qui cherche à détruire Mlle Pankhurst, le plus beau personnage de l’époque moderne.»
A partir de ce témoignage, et d’autres entretiens plus tardifs, il est clair que Mary Richardson identifie la femme représentée dans le tableau (Vénus) avec Emmeline Pankhurst, leader du mouvement WSPU qui milite pour le droit de vote des femmes. Elle ne fait pas de différence entre le corps de Vénus et l’esprit d’Emmeline. Des milliers d’hommes viennent admirer le premier, mais ils méprisent et bafouent le deuxième. Mary attaque donc le tableau, afin de rendre visible sur le corps d’une femme les blessures qu’ils infligent à l’esprit d’une autre. Afin que la violence souterraine d’un système politique s’incarne et prenne forme, de façon spectaculairement choquante : Mary la balafreuse met l’Angleterre en face de ses responsabilités.
«La justice est une forme de beauté, autant que les couleurs et les formes sur la toile, dit-elle. Madame Pankhurst demande plus de justice pour les femmes et, pour cette raison, elle est condamnée à la mort lente par un gouvernement de politiciens iscariotes. A moins d’être hypocrites, les personnes qui protestent contre la destruction d’une femme peinte devraient aussi protester contre la destruction d’une femme vivante.» Pour Mary, l’opinion publique, qui voue son acte aux gémonies, devrait en toute logique se soulever contre le même acte perpétré dans la vie réelle. Ce que Mary a fait dans le domaine de la représentation, d’autres le font dans le domaine du vivant et pourtant… c’est elle que l’on lapide ? Quelle mascarade ! «Chacune de ces pierres lancée contre moi est une preuve de duplicité morale et politique», conclut-elle, par allusion à l’épisode célèbre des Evangiles qui voit Jésus s’interposer entre une foule de pharisiens et la prostituée dont ils veulent faire leur bouc émissaire : «Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre».
Les «souffrances» que Mary fait subir au tableau ne renvoient donc qu’aux souffrances infligées à Emmeline Pankhurst en prison. Pour l’anthropologue Alfred Gell, qui consacre à cet épisode quelques pages éclairantes dans son livre L’Art et ses agents, le geste de lacérer la toile ressemble fort à celui qui consiste à planter des clous dans une poupée de paille afin de jeter un sort. Alfred Gell note cependant que le sort vise, ici, non pas à faire du mal mais à faire du bien.
«Nous avons affaire ici à un cas de “sorcellerie des voults“ inversé», dit-il. Examinant l’image de la toile déchirée, Alfred Gell remarque d’ailleurs «que l’entaille la plus profonde se situe au niveau du coeur (3).» Comparant la version tailladée avec un fétiche à clous du Congo, il affirme que le pouvoir des oeuvres d’art n’est en rien différent de celui des fétiches qui servent à matérialiser des désirs ou des intentions. Chaque clou planté dans la sculpture inscrit concrètement le désir dans la matière même du réel et donne au voeu sa puissance opératoire. Plus fort sera le coup, plus efficace sa magie. N’importe quelle pièce de Musée peut cristalliser le même désir d’influencer le cours du monde, en y portant un coup. Surtout si cette pièce est célèbre, dit Gell, qui voit dans le vandalisme de Mary l’équivalent d’un geste artistique : «La Vénus au miroir “tailladée“ de Richardson est sans aucun doute une image plus forte que l’ancienne Vénus de Velasquez, même si elle est moins esthétique».
De façon très révélatrice, le geste de Mary qui pose l’équation entre la beauté physique de Vénus et la beauté spirituelle d’Emmeline Pankhurst, sera plus tard complètement détourné de son sens original… Sous l’influence de certaines mouvances féministes, il devient commun de dire que Mary Richardson a détruit la Vénus parce que celle-ci présentait de façon infamante, voire «outrageante», une image de la femme réduite au seul statut d’objet de désir… Sur quoi s’appuient ces allégations ? Sur des propos que Mary aurait tenu en 1952, soit 38 ans après les faits. S’il faut en croire Wikipedia, qui cite non pas Mary, mais un article du Sunday Times datant de 2006 (sic) Mary aurait affirmé «dans une interview de 1952 qu’elle “n’aimait pas la façon dont les visiteurs masculins regardaient [la Vénus] bouche-bée toute la journée“. » Quelle foi accorder à ce propos ? Si Mary a réellement dit cela, il se peut fort qu’elle ne l’ait dit que par conformité à l’esprit du temps, pour complaire à des journalistes ou à des militantes cherchant à «excuser» son geste en modifiant son sens.
Il semble de nos jours légitime qu’une femme attaque l’image d’un corps féminin dénudé parce qu’elle y voit quelque chose d’obscène et qu’elle désire, symboliquement, se protéger de l’agression que représente le regard «violeur» des hommes. Cette femme-là, finalement, n’est jamais qu’une personne en état de légitime défense. Son geste, alors, devient celui d’une victime : ne cherchait-elle pas à se défendre ? Ne vivons-nous pas dans «une société hypersexualisée qui nous agresse quotidiennement» (sic) ? Voilà comment on réécrit l’histoire et comment, de façon pernicieuse, on rend «honorable» le geste qui consiste à détruire une oeuvre d’art. Il s’avère que lorsque Mary a attaqué Vénus, elle le faisait avant tout parce qu’elle y voyait quelque chose de beau. Ce n’était pas par dégoût d’un corps nu, ni même par aversion pour une peinture lascive, mais parce que ce tableau était le plus célèbre et le plus prestigieux de la National Gallery. Mary avait conscience que ce qu’elle détruisait avait de la valeur. A ses yeux, «La Vénus au miroir» n’était pas que le simple support d’une rêverie pornographique, même si – bien sûr – l’image montrait une femme offerte, allongée passivement et que cela n’a rien d’innocent…
Son geste, à l’époque, n’est pas isolé. Le WSPU à laquelle Mary appartient a décidé d’attaquer systématiquement des oeuvres d’art : après la Vénus (10 mars 1914), onze autres tableaux sont détruits au cours de la même année (4). De façon très révélatrice, il s’agit presque toujours de portraits d’hommes célèbres et de scènes à caractère solennel. Les femmes vandales attaquent la pompe de l’Etat, ses flonflons, son prestige, ses trésors nationaux. Mary Wood, une «vieille dame au maintien respectable» qui attaque à coups de hachoir le portrait d’Henry James à la Royal Academy le fait, dit-elle, «parce que je voulais montrer au public que tant que les femmes n’obtiendront pas la liberté politique aucune oeuvre nationale, aucun chef d’oeuvre ne sera à l’abri.» Il s’agit de se battre «en actes pas en mots» (Deeds, not words est le slogan du WSPU). Trois châteaux écossais sont brûlés en une seule nuit, ainsi que la bibliothèque Carnegie de Birmingham. Des stations de train sont vandalisées, des débarcadères, des pavillons de sport, des meules de foin… On essaye aussi de faire sauter des réserves d’eau. Une bombe explose à Westminster Abbey…
Les suffragettes les plus radicales se lancent dans le terrorisme. Certaines concoctent des lettres remplies d’acide sulfurique qui explosent au visage des postiers. D’autres se suicident : Emily Wilding Davidson, notamment, perd la vie en se jetant au milieu des chevaux lancés dans une course à laquelle des milliers de personnes assistent (le Derby d’Epsom en 1913). L’escalade de violence est telle que l’entrée en guerre de la Grande Bretagne fait presque l’effet d’une salutaire distraction. De tous ces actes de vandalisme qui auraient pu mener à une véritable guerre civile, l’histoire ne garde la mémoire que des coups qui ont balafré le derrière de Vénus. Mais ces coups ne peuvent se comprendre que remis dans le contexte ultra-violent du combat que les suffragettes ont mené pour le droit de vote. Mary Richardson, de ce point de vue, ne saurait être comparée à ces personnes qui tagent «Putain du capitalisme» sur les affiches de publicité pour des lingeries féminines. Le combat qui consiste à détruire des publicités suggestives ou agresser des animatrices de salon érotique ne contribue guère qu’à renforcer l’image des féministes comme «culs-coincés» puritaines. C’est contre-productif. Cela ne mène nulle part. Le geste de Mary la balafreuse avait une portée autrement plus forte.
Sa portée était d’autant plus forte, d’ailleurs, que le tableau de Velasquez n’était peut-être pas le portrait d’une belle femme, ainsi que son cul galbé le laissait croire… Au Grand-Palais, l’exposition Velasquez qui dure jusqu’au 13 juillet, dévoile un pan du mystère. Cette Venus dont on ne voit que la splendide anatomie de dos, jette vers le spectateur un regard rendu aveugle : son visage, qui se reflète dans un miroir, reste flou, les traits noyés, surchargés d’un fard qui empâte l’ébauche grossière… Velasquez a fait en sorte qu’on ne puisse identifier la personne.
Et s’il ne s’agissait pas d’une femme, mais d’un androgyne ? Dans la pièce où se trouve la toile, la sculpture d’une créature possédant pénis et sein s’allonge dans la même posture. Velasquez connaissait cette sculpture antique et l’aurait prise pour modèle.
Le public peut d’ailleurs comparer et tirer la leçon qui s’impose : il ne faut jamais juger sur l’apparence. Ce n’est pas parce qu’une personne est nue qu’elle est une putain. Ce n’est pas parce qu’on ressemble à une femme, aussi belle soit-elle, qu’on en est une. Une femme n’est-elle de toute manière rien d’autre qu’une représentation ? Un homme n’est-il, de toute manière, rien d’autre qu’une image socialement construite ? Velasquez et Richardson n’en avaient-ils pas conscience ?
A LIRE : L’Art et ses agents, d’Alfred Gell. Introduction de Maurice Bloch, traduit par Olivier Renaut et Sophie Renaut, édité par Alexandre Laumonier et Stéphanie Dubois, éditions Les Presses du Réel.
NOTES
(1) Déclaration de Mary Richardson mise par écrit et signée, peu de temps après l’acte de vandalisme, au WSPU.
(2) Women’s Social and Political Union (Union sociale et politique des femmes), association fondée en 1903 par Emmeline et Christabel Pankhurst, à laquelle Mary appartient et qui milite pour le droit de vote des femmes. Ce sont les membres de cette association qui sont nommées, les premières, «suffragettes», de façon ironique.
(3) L’art et ses agents, d’Alfred Gell.
(4) 4 Mai 1914 : “Henry James” de Sargeant . 12 Mai 1914 : “The Duke of Wellington” de Herkomer. 22 Mai 1914 : “The Agony of the Garden,” “The Madonna of the Pomegranate,” et “The Death of St. Peter, Martyr” de Bellini. “Portrait of a Mathematician” de Gentile ainsi qu’un portrait de l’école de Gentile. 23 Mai 1914 : “Primavera” de Clausen . 3 Juin 1914 : “Portrait Study of the King for the Royal Family at Buckingham Palace, 1913″, de Lavery. 8 Juin 1914 : “Master John Bensley Thornhill” de Romney. 17 Juin 1914 : “Carlyle” de Millais.
ILLUSTRATIONS
Diego Velázquez. Vénus au miroir (vers 1647-1651). Huile sur toile, 122,5 x 177 cm. Londres, the National Gallery © The National Gallery
Vue de l’exposition Velázquez. Scénographie Atelier Maciej Fiszer. © Didier Plowy pour la Rmn-Grand Palais, Paris 2015
EN SAVOIR PLUS : La première partie de ce dossier sur Les 400 culs : «Une paire de fesses tailladée au hachoir».
L'histoire du WSPU, article écrit à partir des sources suivantes : Lynda Nead, The Female Nude: Art, Obscenity and Sexuality (Routledge, London 1992) et l’autobiographie de Mary Richardson, Laugh a Defiance (Weidenfeld and Nicolson, London, 1953).
«Why Did Suffragettes Attack Works of Art ?», de la chercheuse Rowena Fowler.
EXPOSITION : «Velázquez», au Grand Palais, du 25 mars au 13 juillet 2015 (version «agrandie» de l’exposition qui se tenait à Vienne l’année dernière et qui ne comportait pas le tableau de la Vénus au miroir, si mes souvenirs sont bons).