En Occident, un nombre croissant de femmes célèbrent la Terre-Mère, au cours de rituels bricolés mêlangeant shamanisme new age et magie wicca. Faut-il en rire ou s’en méfier ? Ni l’un ni l’autre, répond une écoféministe.
Par une nuit de pleine lune, neuf femmes forment un cercle sur une colline. A l’ouest, soleil couchant ; à l’est, la face de la lune commence à scruter l’horizon... Une femme verse un gobelet de vin sur la terre, le remplit et le soulève bien haut. «Je te salue, Tana, Mère des mères !». Dans un article intitulé «Pourquoi les femmes ont besoin de la Déesse» (publié dans l’Anthologie écoféministe Reclaim, aux éditions Cambourakis), une chercheuse écoféministe –Carol P. Christ– explique pourquoi il faut célébrer la Déesse-Terre. Il ne s’agit pas, dit-elle, de ressusciter un culte ancestral car ce culte n’est pas avéré. Même s’il a jamais existé, rien ne permet de savoir comment il était célébré… Il s’agit, plus modestement, de créer une religion nouvelle, afin qu’advienne une société moins destructrice.
S’agit-il de ressusciter un culte ancestral disparu ?
Que la religion de la Grande Déesse relève du mythe ou pas, peu importe (1). C’est aux historiens de trancher. Quand Carol P. Christ parle de la Déesse, elle ne fait pas allusion à un culte ancien (si tant est qu’il ait existé) mais au mouvement néo-païen, dérivé de la mouvance Wicca apparu en Angleterre dans les années 1930 et importé aux Etats-Unis au sein du New Age… C’est une religion inventée, dit-elle, ce qui en fait tout l’intérêt. Pour elle, tout commence en 1976 : elle assiste à un spectacle de Broadway (2) à la fin duquel une actrice s’écrie : «J’ai trouvé Dieu en moi et je l’ai aimée». Traduction : Dieu est une femme ; cette femme, c’est moi. Pour Carol P. Christ cette phrase fait l’effet d’un électrochoc. La voici, comme des milliers d’autres femmes, «qui se rassemblent spontanément en petits groupes à la pleine lune, aux solstices et aux équinoxes, pour célébrer la Déesse comme symbole du pouvoir de la vie et de la mort et des énergies qui croissent et décroissent dans l’univers et en elles-mêmes»… On pourrait bien sûr se moquer de cette démarche : pourquoi inventer une religion alors que les traditions chrétiennes (pour ne citer qu’elles) sont riches de messages similaires sur notre «devenir-Dieu» ? Jésus a montré la voie. Pourquoi se tourner vers une déesse de bric et de broc ?
Pourquoi remplacer le Dieu mâle judéo-chrétien par une Déesse païenne ?
«Afin de répondre à cette question, nous devons d’abord […] considérer l’effet du symbolisme mâle de Dieu sur les femmes», explique Carol P. Christ. Elle cite l’anthropologue Clifford Geertz, pour qui les symboles religieux façonnent un ethos culturel (2), autrement dit le système de valeurs et de symboles qui régissent les normes sociales. «Les symboles ont des effets à la fois psychologiques et politiques, puisqu’ils créent leurs conditions internes (des attitudes et des sentiments profondément enracinés) qui conduisent les gens à se sentir à l’aise ou à accepter des arrangements sociaux et politiques qui correspondent au système symbolique», résume Christ., qui assène : «Puisque la religion a une emprise aussi puissante sur les psychés […], les féministes ne peuvent pas se permettre de la laisser entre les mains des pères. Même ceux qui ne peuvent plus “croire en Dieu”, ni participer à la structure institutionnelle de la religion patriarcale, peuvent encore se révéler être sous le joug de la puissance symbolique de Dieu le Père. L’effet d’un symbole ne dépend pas de son acceptation rationnelle, puisqu’un symbole opère également à des niveaux de la psyché autres que rationnels.
L’inadéquation du corps de la femme à celui des instances divines dirigeantes
Même les personnes qui se considèrent comme laïques sont affectées par le système des valeurs qui structurent la société. Même ceux et celles qui les rejettent… «Les systèmes symboliques ne peuvent pas simplement être rejetés; ils doivent être remplacés. Là où aucun remplacement n’a eu lieu, l’esprit va revenir à des structures familières en temps de crise, de perplexité ou de défaite», insiste Carol P. Christ. Il s’avère que le système qui domine notre société est celui d’un Dieu mâle qui, tout blessé et féminisé qu’il soit, n’en reste pas moins «le fils de Dieu le père». Ce système est nocif, dit la chercheuse, car il maintient «les femmes dans un état de dépendance psychologique par rapport aux hommes et à l’autorité masculine, tout en légitimant l’autorité politique et sociale des pères et des fils au sein des institutions sociales. Les systèmes symboliques religieux focalisés autour d’images exclusivement masculines de la divinité donnent l’impression que le pouvoir féminin ne peut jamais être tout à fait légitime.» Une femme ne peut y rester insensible. «Elle ne peut s’envisager comme identique à Dieu (créée à l’image de Dieu) qu’en niant sa propre identité sexuelle et en affirmant la transcendance de l’identité sexuelle de Dieu.»
La religion de «Dieu le père» comme légitimation du pouvoir masculin
Mais il y a pire. Que se passe-t-il quand une femme se voit exclue du groupe qui domine symboliquement ? Elle en déduit qu’il est normal d’être dominée réellement, ainsi que le démontre la théologienne féministe Mary Daly (dans Beyond God the Father) : «Si Dieu dans “son” ciel est un père dirigeant son peuple, alors c’est dans la “nature” des choses et conformément au plan divin et à l’ordre de l’univers que la société soit dominée par les hommes. Dans ce contexte, une mystification des rôles a lieu. Le mari dominant sa femme représente Dieu “lui-même”. Les images et les valeurs d’une société donnée ont été projetées dans le royaume des dogmes et des “articles de foi”, et elles justifient à leur tour les structures sociales qui leur ont donné naissance et assurent leur caractère plausible.» Simone de Beauvoir, elle-même, a écrit quelques textes cinglants à ce sujet (4) : «L’homme a tout avantage à faire endosser par un Dieu les codes qu’il fabrique : et singulièrement, puisqu’il exerce sur la femme une autorité souveraine, il est bon que celle-ci lui ait été conférée par l’être souverain. Entre autres chez les juifs, les mahométans, les chrétiens, l’homme est le maître par droit divin : la crainte de Dieu étouffera chez l’opprimée toute velléité de révolte.»
Créer une théalogie, en réaction à la théologie des hommes ?
Les effets psychologiques et politiques de la religion de Dieu sont donc délétères, affirme Carol P. Christ, qui insiste sur l’importance du symbole de la Déesse pour les femmes. Il s’agit d’inventer d’autres récits des origines, d’autres mythes, d’autres modèles afin de combattre l’imaginaire dominant à l’aide de récits neufs, ou inspirés de contes «ré-aménagés». C’est ce à quoi s’attelle par exemple la romancière Monique Wittig quand elle écrit Les Guérillères : «il y a eu un temps où tu n’as pas été esclave, souviens-toi. Tu t’en vas seule, pleine de rire, tu te baignes le ventre nu. Tu dis que tu en as perdu la mémoire, souviens-toi. [...] Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente» (5). «Je crois que les femmes doivent développer une théorie du symbole et une théalogie qui soient en harmonie avec leur expérience, et qu’elles doivent simultanément “se souvenir et inventer” de nouveaux systèmes symboliques», conclut Carol P. Christ qui suggère, notamment, de créer des cérémonies relatives à l’accouchement. «L’iconographie religieuse ne célèbre pas celle qui donne la vie, et il n’existe pas de théologie ni de rituel qui permette à une femme de célébrer le processus de la naissance comme une expérience spirituelle. Donner naissance est traité comme une maladie nécessitant une hospitalisation, et la femme est considérée comme un objet passif et anesthésiée pour s’assurer de son acquiescement à la volonté du médecin.»
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A LIRE : Reclaim, recueil de textes présentés par Emilie Hache, éditions Cambourakis, 2016.
Reclaim contient la traduction du texte «Pourquoi les femmes ont besoin de la déesse. Réflexions phénoménologiques, psychologiques et politiques», extrait de Why Women Need the Goddess: Phenomenological, Psychological, and Political Reflections, publié dans l’ouvrage Womanspirit Rising: A Feminist Reader in Religion (1979), de Carol P. Christ & Judith Plaskow, HarperOne, 1992.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER SUR L’ECOFEMINISME : «L’écoféminisme peut-il sauver la terre?» / «Une bénédiction mondiale de l’utérus?» / «Pourquoi avons-nous besoin de la grande déesse?»
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NOTES
(1) L’ouvrage de référence sur la grande déesse est La Mère des dieux. De Cybele à la vierge Marie, de Philippe Borgeaud, éd. Seuil, 1996.
(2) Le spectacle s’intitulait «Pour les filles de couleur qui ont pensé au suicide quand l’arc-en-ciel suffit».
(3) «Religion as a Cultural System» de Clifford Geertz, in William L. Lessa et Evon V. Vogt, (ed.), Reader in Comparative Religion, seconde édition, Harper & Row, New York, 1972, p. 206.
(4) Le Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir, Gallimard, Paris, 1949, tome 2, p. 507.
(5) Les Guérillères, de Monique Wittig, Minuit, Paris, 1969, p. 126-127.