«Il n’y a pas d’histoire de France sans la sexualité». Dans un ouvrage intitulé “L’Archéologie pornographique”, Zrinka Stahuljak, Professeur à Los Angeles, s'interroge : quel lien unit Gilles de Rais et la notion de République ? La légalisation du divorce et l’amour courtois ?
Septembre 1870 : au lendemain de la «défaite dévastatrice essuyée face aux Prussiens», la IIIe République est proclamée. Décembre 1870 : des philologues français adoptent La Chanson de Roland comme origine linguistique et littéraire de la «nation française». Pourquoi La Chanson de Roland ? Parce qu’elle raconte l’histoire d’un homme qui sacrifia sa vie pour protéger l’armée de Charlemagne… Charlemagne, roi des Francs, connu comme le grand vainqueur des Saxons (une peuplade germanique) ! Mais le revanchardisme anti-prussien n’explique pas à lui seul ce choix. Il s’avère que le Moyen Âge est terriblement à la mode depuis plusieurs décennies, sous l’influence d’artistes romantiques qui fantasment les chevaliers, les sorcières et les ménestrels en héros d’une mythologie nouvelle. Sous leur influence, le Moyen Âge devient la matrice d’une vision encore prégnante de l’identité nationale française.
Des «soins de l’âme» aux «soins mentaux»
Tout commence en 1793, lorsque l’Assemblée constituante abolit l’Eglise et que les «soins de l’âme» (désormais désignés comme «soins mentaux») sont confiés à «une catégorie nouvelles, les aliénistes». Les médecins, qui «supplantent peu à peu» les autorités religieuses au XIXe siècle, notamment «en matière de sexualité», appuient leurs théories concernant l’hystérie ou les perversions sur une histoire qu’ils font remonter à l’an 800 (le couronnement de Charlemagne). But : proposer «des preuves historiques à l’appui de leur théories». Ils instituent Jeanne d’Arc en cas exemplaire de névropathe, puisqu’elle avait des hallucinations et classent les saintes visionnaires du Moyen Âge dans la catégorie des personnes souffrant d’«états morbides du système nerveux». Par opposition à Jeanne, Gilles de Rais (qui fut son compagnon de guerre avant d’être pendu puis brûlé en 1440) devient le modèle idéal du «sadique congénital» et d’innombrables récits lui sont consacrés par des médecins qui le diagnostiquent : voilà un «cas» typique d’aliénation morale. Ces médecins qui font du Moyen Âge le berceau de leur science nouvelle, affirment que la «nation française» ne date pas de l’Antiquité, non : son origine remonte aux débuts de l’ère féodale. De même, les premiers cas recensés de «folie érotique», disent-ils, se trouvent dans les procès en sorcellerie.
«Satan ne serait qu’une maladie»
«Satan ne serait qu’une maladie», s’exclame Michelet. Pour les médecins du XIXe siècle, le mysticisme médiéval encourage tous les débordements : certains assimilent les «délires» provoqués par la ferveur à des formes de «monomanies» confinant au «désordre génésique». Zrinka Stahuljak en fournit toutes sortes d’exemple dans son ouvrage qui pointe notamment l’influence d’un écrivain romantique à succès, Paul Lacroix (surnommé le Bibliophile Jacob), le premier à «traduire» les minuties du procès de Gilles de Rai… Sa version est fantaisiste : il met la confession de Gilles à la première personne et s’étale avec complaisance sur la description d’actes de sodomie avec des enfants. C’est cette source prétendument «fiable» que des médecins aussi connus que Krafft-Ebing citent dans leurs traités. Mais l’influence de Paul Lacroix ne s’arrête pas là : dès 1852, il publie une histoire de la prostitution en 6 volumes, contenant un chapitre entier sur «les rues honteuses au Moyen Âge» dont il s’amuse à décrypter les noms. Pour Lacroix, les noms des rues sont révélatrices des moeurs anciennes de leurs habitants. Son ouvrage contribue à populariser l’image d’un Paris «moyenâgeux» peuplé de maquerelles et de voyous.
Le salon de Paul Lacroix… situé à la rue d’Enfer
C’est Paul Lacroix qui invente l’expression «archéologie pornographique» dont la chercheuse Zrinka Stahuljak fait le titre de son ouvrage. Paul Lacroix défendait l’idée que l’histoire était avant tout l’histoire des pratiques populaires, sexuelles y compris. Il voulait exhumer le vieux Paris à travers les noms des rues qui, disait-il, étaient les noms des choses qu’on allait y faire. Il s’avère que Paul Lacroix avaient beaucoup d’amis dans l’élite artistique de l’époque. «Durant les premières années de la monarchie de juillet, son salon, rue d’Enfer, avait pour habitués Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Frédéric Soulié et Gérard de Nerval. […] Lacroix, Hugo, Sainte-Beuve et Dumas fréquentaient aussi régulièrement le salon de Charles Nodier, à la bibliothèque de l’Arsenal […] où ils retrouvaient Lamartine, Musset, Balzac, Vigny, Deschamps, Jules Janin, Delacroix et Liszt.» Tous ces artistes se passionnent pour le Moyen Âge. Or, à cette même époque, «la restauration des monuments nationaux devient une priorité institutionnelle et étatique.» Ils sont presque tous mêlés au phénomène : la mode gothique, les récits de miracles, la publication des gestes épiques font leurs délices.
Le Ministère de l’Intérieur s’occupe des ruines, des putes et des fous
«En 1830 l’historien François Guizot, récemment nommé Ministre de l’Intérieur, milite avec succès pour la création du poste d’Inspecteur général des monuments historiques», attribué en 1834 à Prosper Mérimée. Le même Guizot participe à la fondation de la Société de l’histoire de France, en 1833. En 1834 est ensuite créé le Comité historique des arts et des monuments, aux activités duquel Victor Hugo participe. Beaucoup d’amis de Paul Lacroix sont impliqués dans des commissions chargées de dresser l’inventaire des bâtiments que l’Etat doit restaurer ou des documents anciens qui sont publiés afin de «populariser l’étude et le goût de notre histoire nationale», comme le formule Guizot. Ainsi que Zrinka Stahuljak le démontre, ceux qui gèrent les archives et les monuments anciens, d’une part, et ceux qui gèrent les affaires de moeurs sont souvent très proches. C’est le Ministère de l’Intérieur –à l’origine de la restauration des monuments– qui a la charge des prostituées au XIXe siècle. En 1838, c’est aussi le Ministère de l’Intérieur qui se charge officiellement d’envoyer les individus à l’asile (1).
Les codes chevaleresques posent problème
Poussant l’analyse plus loin, la chercheuse met en lumière l’étonnante convergence entre les études médicales et les études historiques : le succès des recherches sur l’amour courtois prend tout son sens à la lumière du débat virulent qui oppose pendant huit ans les pro et les anti-divorce. De juin 1876 à juillet 1884, les Français se déchirent autour de la question. Faut-il autoriser les conjoints à se séparer ? Dans le cas contraire, n’est-ce pas promouvoir des unions malheureuses qui aboutissent à des tromperies, voire à des crimes passionnels ? Au même moment, comme par un fait exprès, les Français se passionnent pour l’histoire de Lancelot, amoureux de la reine Guenièvre. Mais les médecins protestent : comment nommer «courtois» l’amour hautement problématique des chevaliers pour une dame mariée ? Ils voient dans les codes chevaleresques une forme de dégénérescence et militent pour le mariage courtois, faisant de l’amour entre conjoints la forme la plus «recommandée» d’union matrimoniale. Ce que la chercheuse Zrinka Stahuljak ne manque pas de désigner, avec ironie, comme un tour de passe passe idéologique : au XIXe siècle, le mariage d’amour devient l’opium du peuple.
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A LIRE : L’Archéologie pornographique. Médecine, Moyen Âge et histoire de France, de Zrinka Stahuljak, éditions universitaires de Rennes, 2018.
NOTE (1) «La loi de 1838 fait de la santé mentale la prérogative de l’Etat, dans le portefeuille du Ministère de l’Intérieur, en officialisant la procédure de certification et d’envoi des individus dans les asiles.» Source : L’Archéologie pornographique