(ce document, honteusement piqué sur le site du journal Le Monde, mérite donc son franc et honnête « copyright Le monde »)
Ville cosmopolite, Paris était connu au dix-neuvième siècle pour ses nombreuses courtisanes et ses plaisirs raffinés. La réputation amoureuse et érotique de la femme française (et de la Parisienne) fut d’abord celle de ses prostituées, pauvres ou riches. On a avancé des chiffres fantaisistes et délirants quant au nombre de celles-ci, entre la Révolution Française et la première guerre mondiale. 10 000 ou 50 000, qu’importe finalement : ce que cet enthousiasme statistique révèle, c’est qu’à Paris, tout est possible, chaque femme est une professionnelle qui s’ignore – ou qui mériterait de l’être. A l’évidence, il y aurait beaucoup à dire de cette idéologie, qui porte aussi sa part de discrimination et d’ambiguïté politique.
Il y a un siècle, on accourait donc de toute l’Europe pour goûter contre paiement aux raffinements de la culture sexuelle française. De la même manière qu’aujourd’hui, certains passent leurs week-ends à Amsterdam, à Bruxelles, à Francfort ou à Cologne. Depuis la loi de 1946 sur les maisons closes, et celle de 2003 sur le racolage, les prostitués ont progressivement déserté les rues, les bordels n’existent plus (même clandestins, les cas sont rares). En revanche, la prostitution, elle n’a pas disparue. Elle a changé. Elle s’exerce aujourd’hui en grande partie sur Internet, et de manière discrète dans certains quartiers, à certaines heures, auprès de certaines femmes. Il faut savoir pour voir, les bourgeois peuvent dormir tranquille.
Deux géographies coexistent à Paris en 2010. Une géographie réelle et une autre virtuelle. Une géographie du lieu et une autre de l’origine. Une grande partie des femmes qui se prostituent à Paris sont d’origines étrangère, aujourd’hui, parfois de passage, parfois sous couvert d’immigration. Une grande partie d’entre elles racolent sous couverture également, c’est à dire sur Internet, dans les salons de massages, les clubs, les discothèques. Encore une fois, il faut savoir pour voir. Pour aller voir.
On peut habiter à Paris depuis toujours et ne croire qu’il ne reste qu’une douzaine de vieilles professionnelles du côté de la rue Blondel dans le 2e arrondissement. A l’inverse, l’habitué sait exactement où aller (à pied ou sur Internet) pour trouver exactement ce qu’il cherche. La vie est dure, car pour les statisticiens, la cause est perdue d’avance. Depuis la loi de 2003, et l’explosion d’Internet, difficile de savoir combien de divisions. C’est une science au doigt mouillé.
On regrettera un jour les licencia stupri, cela simplifiait bien les choses.
En ce qui concerne la prostitution de rue (visible), on peut résumer la carte à un menu : par tranches d’âges, langues, statuts sociaux et origines diverses.
Dans le centre de Paris, du côté du Faubourg Saint-Denis et de la rue Blondel, il n’y a guère que quelques femmes mûres, françaises en général, parfois africaines, qui s’affichent sur le pas d’une porte. De manière plus discrète, sur les grands boulevards, entre porte Saint-Denis et Porte Saint-Martin, on trouve un certain nombre de femmes plus jeunes, asiatiques et roumaines (ou celles que le racisme courant appelle « roumaines ») principalement.
Au Nord, autour de Pigalle et de la Place de Clichy, le constat est encore plus pauvre, puisqu’à l’exception de quelques travestis et de quelques transsexuelles, les rues sont presque désertes. Parfois, sur l’avenue de Clichy, on croise quelques asiatiques dans l’après-midi, mais elles sont presque invisibles. En réalité, s’il reste une prostitution à Pigalle, elle se trouve à l’intérieur : dans les pubs, les discothèques et les clubs, parfois dans certains bars à hôtesses. Mais ce dernier phénomène est aussi limité que régulièrement contrôlé par la Police. Dans certains salons de massages du 9e arrondissement, on propose également masturbations et fellations. En remontant vers Barbès et La Chapelle, une prostitution africaine demeure visible malgré les changements et la présence policière à la Goutte d’Or.
A l’Est, les prostitués ont déserté la République, la Gare de Lyon et le douzième arrondissement, à l’exception de quelques-unes, près de la place Daumesnil – et de l’enclave très particulière de la communauté chinoise du vingtième. A Belleville, en effet, nombre de femmes déambulent entre le métro Belleville et la place du Colonel Fabien, sans se cacher. Il faut noter dans le quartier la prolifération, ainsi que dans le 19e arrondissement, de salons de massages.
A l’Ouest, si la rue Joubert, près de l’Opéra, n’est plus qu’une ombre, il reste un certain nombre de femmes qui vendent leurs charmes, près de la Madeleine, et bien sûr autour des Champs-Élysées et de l’avenue Foch. Françaises près de l’Eglise de la Madeleine, ces femmes s’internationalisent du côté de l’Etoile, avec un certain nombre de jeunes femmes d’Europe de l’Est notamment.
Aux portes de Paris et sur les boulevards des Maréchaux, la prostitution est toujours très présente, notamment le soir et la nuit. En général, une prostitution de pauvres pour les pauvres. Populations plus ou moins sans papiers, transsexuelles, femmes soumises à un abattage parfois terrible. Multiplication des BMC (Bordels Militaires de Campagne, à savoir une camionnette tapissée de matelas abritants deux à trois femmes), des passes bradées sous un tunnel du périphérique, et des fellations sur parking.
Filles originaires d’Europe orientale au Nord de Paris, asiatiques à l’Est, Africaines, transsexuelles et travesties un peu partout se succèdent à intervalles réguliers. La police démantèle à l’occasion un réseau ici, chasse un gang là.
Le bois de Boulogne mérite aussi sa description. En pire. On lui adjoindra la porte Dauphine voisine, qui concentre le même type d’activités tarifées, plus glauques encore qu’ailleurs. Prostitution masculine épisodique, BMC nombreux, transsexuelles dans les allées du bois lui-même, certes, voilà pour la description. Mais c’est oublier la nuit au bois de Boulogne, particulièrement triste, parfois violente, toujours en plein air, exposée. Autant la curiosité est souvent possible dans Paris (comme ces touristes qui prennent des photos du quartier rouge à Amsterdam), autant elle est véritablement dangereuse au bois.
Certes, la prostitution a presque disparu de la rive gauche (à l’exception de quelques rues ici ou là, près de Montparnasse), mais rive droite, elle subsiste très clairement, même cachée, même affaiblie. Encore ne parle-t-on que de prostitution de rue.
A considérer la prostitution sur Internet, la carte de Paris change radicalement. La rive gauche, notamment, qui s’anime considérablement du côté de la Place d’Italie, entre la rue Monge et Jussieu, dans le quinzième arrondissement aussi, entre la place Cambronne et la rue du Commerce – ou vivent visiblement un grand nombre d’escorts girls et d’accompagnatrices (puisqu’il faut les appeler comme cela). Un grand nombre également d’étudiants et d’étudiantes pauvres qui se logent dans les chambres et les studios aux alentours des facs et des écoles du cinquième arrondissement.
De même dans le seizième arrondissement, plutôt du côté d’Auteuil et de la Porte de Saint-Cloud que de Passy, dans le Marais, côté Hôtel de Ville, dans le vingtième, près de la place Gambetta, dans le dix-huitième côté Chapelle ou Marcadet, dans le dix-septième entre la Fourche et Villiers. Plusieurs explications sont possibles à ces concentrations-là : studios et chambres partagées, notamment pour les femmes et transsexuelles d’Amérique du Sud.
A regarder de plus près sur Internet, on remarque également des hôtels parisiens qui sont autant de chambres régulièrement louées à la semaine pour des escorts girls « en tour ». Ce n’est plus exactement les hôtels de passe miteux de l’entre-deux-guerres, c’est moins sordides. Mais ce qui s’y passe revient au même. Dans certains établissement de gamme moyenne autour des gares et des grandes places parisiennes (Montparnasse, République, Place de Clichy) : un grand nombre de jeunes femmes d’Europe de l’Est, tchèques, roumaines, ukrainiennes et russes, surtout.
D’un certain point de vue, la carte de la prostitution à Paris demeure identique à ce qu’elle a toujours été. La prostitution s’est toujours développé autour des gares, des nœuds routiers, des centres de communication, se distribuant selon les quartiers riches et pauvres. Toutes les activités commerciales ont tendances à la concentration d’une part, et au partage du marché selon les compétences de chacun, de l’autre.
A Paris, quelle que soit la façon dont on la combat, dont on la tolère ou dont on l’approuve, la prostitution change sans changer. Elle s’efface pour ne pas risquer trop gros, sans que la police donne l’impression de pouvoir les contrôler, ni surveiller les conditions de vie et de travail de ces femmes, de ces hommes et de ces transsexuelles. A se promener dans les anciens quartiers de plaisirs de la capitale, on trouve tout cela très poli et très discret. C’est une illusion.