Cher Monsieur,
Nous nous sommes croisés brièvement dans une friperie, perdue au fin fond de la zone artisanale d’une petite ville de Provence. Vous m’avez adressé deux phrases. Au maximum vingt mots. Mais vingt mots qui m’ont fait vous haïr et me détester en même temps. Vingt mots que vous avez dû trouver bien bons au moment ou vous les avez prononcés, et que vous avez dû oublier aussitôt. Mais vingt mots qui ont, encore une fois, réveillé ma colère.
Cher monsieur,
Vous ne lirez certainement jamais ces lignes, mais j’espère que d’autres le feront et qu’elles les feront réfléchir. Mon but étant de rayer purement et simplement ce type de comportement de la surface de la terre. Ambitieux ? Oui. Réaliste ? Absolument pas.
Qu’avez-vous fait pour me mettre dans une telle rage ? Laissez-moi vous rafraichir la mémoire :
Je regardais sur un des étals de la friperie une pile de bobs de marins de l’US Navy. C’est là que vous êtes intervenu. Vous avez dit :
« C’est le chapeau de Popeye, il coûte 6 euros. Et la pipe, c’est à la caisse »
Sur le coup, je n’ai pas réagi, je n’ai pas compris. Je me suis éloignée, comme par réflexe, sans trop comprendre pourquoi. Ce n’est qu’après avoir fait quelques pas que j’ai compris, et que j’ai senti un filet de sueur froide couler entre mes omoplates.
« Et la pipe, c’est à la caisse »
Certainement votre meilleure blague de la journée. Vous l’avez probablement sortie pensant faire hurler de rire la petite rousse en mini jupe. Peut-être que vous l’avez sortie sans même penser à ce que vous disiez, comme ça, parce que les blagues potaches, c’est un peu un réflexe chez vous. Un bon mot anodin.
J’imagine que vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’induit ce genre de blague. Que vous n’avez pas réalisé et que vous ne réaliserez peut-être jamais les montagnes de merde que vous avez déversé sur ma tête. Votre blague n’en était pas une. Votre humour n’en est pas. Vous avez ri, j’ai été insultée et avec moi, toutes celles qui se réclament de mon genre.
C’était quoi, le sous-texte de votre vanne ? Qu’en temps que femme, apparemment seule et en mini-jupe de surcroit, je suis à la disposition de tous vos fantasmes les plus graveleux qui soient ? Que c’est dans ma nature de femme d’accepter ce genre d’affirmation ? Avez-vous estimé que ma jupe, relativement courte, m’exonérait du respect naturel que l’on doit à autrui ? Vouliez-vous dire que toutes les femmes sont des putes, et qu’il est on ne peu plus naturel de se plier à ce genre de pratique juste pour un bob en coton blanc ?
Auriez-vous dit la même chose à mon compagnon ?
Non, bien sûr que non. À mon compagnon (vous n’aviez pas vu que nous étions ensemble) vous avez parlé de Harley Davidson. A moi, vous avez proposé une fellation. Etrange coïncidence.
Vous savez ce qui est le pire dans cette histoire ? Ce n’est pas tant votre vanne de merde. Nous en entendons des comme ça tous les jours. Dans la rue, au boulot, dans les médias : nous vivons un perpétuel festival de la vanne de trop. J’ai l’habitude. Nous avons l’habitude.
Non, ce qui me met en colère, ce sont deux choses :
Premièrement, je n’ai pas réagi. J’ai fui. Je suis partie en courant après ce type qui m’a mis sa main au cul dans le tunnel de la gare, mais vous je vous ai fui. La fatigue, la lassitude, le manque de courage. Ma vie de féministe est une perpétuelle guerre contre vos comportements, et ce jour là, j’avais juste pas envie. J’ai déserté. J’ai trahi l’une des causes qui me tient le plus à cœur. Je me suis trahie. Je n’ai pas eu envie de vous entendre dire l’air goguenard que je n’avais pas d’humour. Je n’ai pas eu envie de me mettre en colère et de passer pour une « hystérique ». Et je me hais pour ça : parce que je sais que j’ai les moyens de me défendre. Il aurait simplement fallu que je vous regarde droit dans les yeux et que je vous demande de répéter ce que vous m’avez dit. Ca aurait suffit. Mais je n’ai rien fait. Je suis allée me planquer.
Pire, et c’est la deuxième raison de ma colère. Je suis allée me planquer derrière mon mec. Un acte anodin pour beaucoup : la femme fragilisée qui va se réfugier dans las bras protecteurs de son homme (père, frère ou mari). Il s’est alors proposé d’aller vous voir. Classique. En une dizaine de secondes, nous avons rejoué l’histoire du Patriarcat. J’aurais pu tout casser, et vous dire d’aller vous faire foutre, mais je ne l’ai pas fait. J’ai joué la demoiselle en détresse à la place. Par facilité, par confort, par habitude. J’ai été la femme que vous avez voulu que je sois quand vous m’avez dit que « la pipe, c’est à la caisse ». Vous l’apprendrez peut-être, mais être féministe, c’est un combat permanent, et en priorité contre soi-même.
Parce que moi aussi, malgré ma grande gueule, malgré mes idées bien arrêtées, malgré mes convictions profondes, je suis conditionnée. Conditionnée par un système qui perdure depuis des années, des décennies et des siècles. Un système qui vous arrange bien, vous et vos blagues de merde. Je sue ce putain de système par tous les pores de ma peau. Je l’exècre, mais je patauge dedans au quotidien. Je prétend lutter contre, mais je m’y réfugie dès que j’ai un moment de relâchement
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Cher Monsieur,
Je vous déteste de m’avoir rappelé que j’étais une victime quand je veux être une guerrière. Je vous hais de perpétuer ce modèle puant et de m’entrainer avec vous. Je vous maudis de m’avoir mis autant en colère contre moi-même.
J’aimerais pouvoir vous pardonner, mais il n’y a pas de pardon dans mon monde pour votre attitude.