C’est un véritable scandale, c’est une attaque à la famille, c’est un défi à la société. Il faut que tous les bons Français, négligeant leurs querelles intestines, s’unissent pour défendre leur palais et leur estomac. Le 13 novembre 1912, la Ligue Nationale Gastronomique sera fondée et chaque adhérent prendra l’engagement solennel de ne jamais recommander à aucun emploi administratif ou commercial une jeune fille ou une jeune femme.
En 1912 déjà, c’était la merde. Les jeunes filles menaçaient de rendre leur tablier pour devenir sténodactylographes, auxiliaires de grands magasins, voire pire avocates ou docteuresses. Sans se soucier une seule seconde semble-t-il de laisser ces messieurs crever de faim.
Quitter la cuisine n’était rien de moins qu’un acte d’émancipation, le moyen ultime d’échapper à une condition toute établie. Parcequ’au centre d’un foyer bien tenu, c’est la cuisine que l’on trouve. Or, la cuisine domestique a longtemps été un truc de bonne femme. Elle l’est d’ailleurs toujours dans de trop nombreuses maisons.
La femme aux fourneaux remplissait une tâche ingrate destinée à combler un besoin trivial : nourrir l’homme qui a sué si fort pour rapporter de quoi remplir la marmite. Une mission de bas-étage, que des hordes de mammas de toutes sortes se sont escrimées à sublimer et à élever au rang d’art. Une corvée à laquelle elles ont donné un sens culturel et social, et qu’elles nous ont transmis comme le plus précieux des héritages.
Pourtant, étrangement, dès que la cuisine est élevée au rang d’art, les toques se posent rarement sur les têtes des femmes. Un vent de nouveauté souffle sur la cuisine. Les chefs rajeunissent. Ils deviennent sexys et tatoués. Mais ils restent encore bien trop entre types. D’après le collectif La Barbe, en gastronomie, les hommes représenteraient pas moins de 94% des chefs, et 98% des chefs étoilés. On est encore un peu loin de la parité : il semble bien que la cuisine professionnelle reste comme engluée dans un plat d’aligot dans un machisme oldschool inexplicable. En effet, les femmes représentent presque la moitié des effectifs des apprentis. De là à dire qu’elles se heurtent à un plafond de sucre, il n’y a qu’un pas.
Malgré tout, les choses évoluent, et des noms de femmes commencent à se faire entendre chez les plus grands : Anne Sophie Pic, Reine Sammut, Stéphanie Le Quellec, voire Monica Geller.
Une avancée, certes, mais qui n’est guère plus qu’une pincée de sel dans un couscoussier. Surtout quand on entend encore trop souvent des poncifs sur la prétendue douceur ou sensualité de la cuisine des cheffes. Une femme fait sa cuisine dans la minutie et le raffinement, là ou un homme cherchera la spontanéité, paraît-il. Une femme reine du barbecue et des sauces qui piquent ? Pas sûr que ce soit pour tout de suite.
Soyons sérieux : la viande, c’est un truc de mecs. C’est d’ailleurs peut être pour ça que le premier magazine de cuisine masculin a choisi de s’appeler BEEF!, comme ça, en majuscule avec un point d’exclamation, comme un râle musclé. Au fil des pages, on y retrouve des astuces pour ne pas perdre le tant convoité titre de roi du barbec, des reportages sur une usine à couteaux ou encore une quête vers la viande parfaite. Un titre qui manquait aux hommes qui semblent avoir oublié que si les femmes ont mis si longtemps à sortir de derrière les fourneaux, c’est parce qu’on ne leur a pas nécessairement laissé le choix :
La gent féminine a décidé de prendre le pouvoir, au point que l’on trouve aujourd’hui des femmes à la tête de multinationales de la high-tech et même de l’automobile. Grand bien leur fasse. Profitons-en pour reprendre la place laissée libre en cuisine.
allégorie de la mauvaise épouse
Depuis que l’art de faire à manger bénéficie d’un beau retour de hype, la virilité a toute sa place dans les cuisines de nos appartements. Une avancée ? Evidemment : les garçons y entrent s’ils en ont envie, les filles en sortent si c’est pas leur tasse de thé. Tant mieux. Jusqu’à ce qu’on réalise qu’en fait, le cloisonnement des sexes au fourneau reste effectif. Exemple avec Epic Meal Time, les maîtres incontestés de la junkfood, chez qui on a du mal à trouver des filles. Enfin, sauf pour faire les pompoms girls.
Pourquoi ? Je serais presque tentée de dire que c’est parce qu’une fille ne peut pas / ne doit pas manger ou cuisiner les burgers et le Jack Daniels. D’ailleurs, c’est écrit noir sur blanc dans une enquête sur la quête du steak parfait du sus-nommé BEEF! : les filles, ça n’aime pas le gras, ça ne peut donc pas comprendre ce qu’est une bonne viande. C’est logique, étant donné que ce qu’on cuisine renvoie à ce qu’on mange, et que ce qu’on mange renvoie entre autres choses à ce à quoi notre corps ressemble. Notre société impose aux femmes d’être minces, sous peine d’être considérées comme hors norme. Une fille à table, ça pinaille et ça demande la vinaigrette à part, pour pouvoir rentrer dans son bikini. Tout au plus peut-elle se permettre un cupcake de temps en temps, mets girly s’il en est, ayant catalysé clichés et stéréotypes à la pelle. Vous êtes une femme qui aime la barbaque et les frites mayo ou bien un homme fana de laitue sans sauce ? Tant pis pour vous.
La cuisine est donc le lieux de multiples questionnements sur les rapports entre les hommes et les femmes. C’est un ring ou se déroulent de multiples combats.
En tant que féministe, je m’interroge très souvent sur ma passion pour les fourneaux. Suis-je une traîtresse à ma cause chaque fois que je passe des heures en cuisine pour mon amoureux et son fils ? Suis-je en train de reproduire le modèle contre lequel je lutte chaque fois que je me charge du dîner ? Et surtout, pourquoi est ce que je prends tant de plaisir à faire ce qui a été une corvée pour de nombreuses femmes ?
La réponse est dans la question : le plaisir. Tout est là. J’aime manger. J’aime les gens qui aiment manger. J’aime faire plaisir aux gens que j’aime. Et j’aime aussi me faire plaisir. Et mon plaisir, il est tout au tant dans un chou fleur à la vapeur que dans un double cheeseburger avec des frites. Je me fiche de savoir quel plat revêt quelle convention sociale, culturelle, religieuse ou sexuelle. Si j’ai envie d’une tartiflette en Août ou bien de me lancer dans la végétarisme, ça ne regarde que moi, mon estomac et mes convictions. Je cuisine parce qu’on me laisse le choix de ne pas le faire si je veux.
Et c’est une excellente nouvelle.