Le libertinage est partout ! Vraiment partout !
Façon diversion, divertissement de sous-supermarché, sujet conso, marronnier type hors-série « Francs-maçons » ou « Tous les prix de l’immobilier ». Disséqué dans des centaines d’articles de presse qu’on nous jette en pâture, exposé en rayon parmi les engouements communs, consacré, glorifié, glamourisé, estampillé « pratique chic » à mettre dans son chariot, à glisser dans son panier de trucs à tester, jeu de société distrayant façon prêt-à-consommer, trois minutes de lecture et découvrez-donc tous les secrets d’une sexualité libérée, braves gens !
Alors oui : le libertinage est partout ! Mais partout vidé de son sens le plus troublant, de sa magie divinement dangereuse, de ses sortilèges. Partout vidé de sa liberté fondamentale, celle par quoi il est avant tout un désir, une affirmation de soi – une certaine envie de vivre sa vie : se donner les moyens de brûler, laisser à d’autres la sexualité grise et désespérante d’ennui de ceux qui ont renoncé à faire de leur complicité une Aventure - une révolte intime et une soif de vertige…
La chair n’est jamais si triste que racontée par un journaliste torchant son énième papier « libertinage ». Quelques grands reproches que j’adresse à cette pseudo-presse qui se pique de nous apprendre comment nous libérer, petites brebis égarées :
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Parler « libertinage » à longueur de temps mais sous un angle strictement matériel, matérialiste, anecdotique. En gros, la presse ne parle pas libertinage (la liberté de l’esprit, du corps, le vent de révolte intime qui pousse vers l’Aventure), mais clubs échangistes. C’est plus simple : on donne des adresses, des horaires d’ouvertures, on décrit la décoration du lieu, et le papier est torché. D’où cette énorme raccourci : être libertin, ce serait fréquenter un club échangiste. Pffff… C’est condamner la liberté sexuelle à la désolation du lieu commun, en épuiser par avance toute teneur en ravage en réduisant le sujet à de pauvres anecdotes sans intérêt...
Exemple : ce papier lu sur l’Express :
« La carte de la Chair Tendre ». Le journaliste angle son papier sur ce présupposé : chaque arrondissement à Paris devrait avoir son club libertin, et il se fait fort de dénoncer ce fait très grave : dans certains quartiers de Paris, il n’y a pas de club libertin ! (c’est vrai, je me suis moi-même demandé : mais comment les gens peuvent-ils SURVIVRE sans clubs libertins accessibles sans avoir à prendre le métro ?). Les termes employés sont forts : « Une analyse économico-spatiale des lieux coquins montre qu'il reste encore quelques territoires inexplorés… [par exemple] les environs de la gare Saint-Lazare, 8ème arrondissement, qui n'ont pas encore leur adresse de sortie coquine. » Ce papier me laisse profondément dubitative. Sérieusement : j’habite justement le 8e, environ Saint Lazare, et je n’ai jamais eu l’impression qu’il me « manquait » une adresse coquine, d’ailleurs, je n’en avais même pas conscience… Ou comment faire un papier entier sur une pure anecdote : les clubs échangistes ne sont pas répartis uniformément dans les quartiers de Paris. Super ! Le cœur du cœur de la liberté du libertinage, ce papier.
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S’obstiner à en donner une image glamour, sinon guimauve, qui est une imposture pure et simple, une arnaque. Tout est beau dans ce libertinage sur papier glacé, lisse, génial, les témoins choisis sont tous heureux, pleinement consentants, épanouis, prescripteurs, ils ADORENT. Peu importe que ce qui est écrit soit vrai ou pas, il faut que ça donne envie (c’est tout le principe de la presse, particulièrement féminine : le ton doit rester po-si-tif : envie de lire le papier => envie d’essayer ce qu’on nous y apprend => envie d’acheter le parfum ou le pot de crème qui est en pub à côté. Un papier négatif, une vraie enquête qui pourrait révéler quelques faces sombres, et la lectrice ne serait plus du tout dans la bonne disposition d’esprit pour penser au parfum ou au pot de crème en pub à côté. C’est pour ça qu’on lit des centaines d’articles : « toutes les clés pour tester le libertinage », « comment le libertinage a sauvé mon couple », « tous les secrets d’un monde sensuel », etc, mais jamais « enquête sur la prostitution dans les clubs libertins », « j’ai testé le libertinage, et j’ai trouvé un monde triste de paumés et de désespérés, tout simplement en manque de chaleur humaine », « comment les clubs libertins ont dignement supplanté les bordels en France », etc.
Exemple (parmi des centaines d’autres),
cet article sur Aufémin, je cite la 2e phrase du papier : « Ici, le mari d’un couple caresse la femme de l’autre couple et inversement, sans qu’il y ait pénétration. Les échanges sont doux et sensuels. Les deux couples sont dans la même pièce et peuvent ainsi assouvir des envies d’exhibition. La situation réveille les sens et pimente une relation un peu endormie. Il n’est pas rare que le désir pousse ensuite les partenaires « légitimes » à faire l’amour. » Waaaaa… que c’est beau, « les échanges sont doux et sensuels », « les sens sont réveillés, le couple est pimenté »… Mais quel monde idéal !!! En plus la morale est sauve, les « légitimes » font l’amour ensemble ! Je cite un peu plus loin dans l’article, paragraphe « les adeptes du libertinage » : « Le libertinage se pratique toujours entre couples. Le désir et l’ascension vers le plaisir prédominent. » Bon, c’est clair, le ou la journaliste ne connait rien à son sujet, pour décréter de telles affirmations péremptoires (et les hommes seuls, jamais entendu parler ?), et pour enrober de guimauve le tout, ça dégouline de bons sentiments, ou comment transformer un club libertin en monde bisounours… La lectrice d’Aufémin sera légèrement surprise quand elle poussera la porte d’un club, et qu’elle se fera éjaculer sur le visage en s'entendant dire "t'aime ça, hein que t'es venue pour ça, coquine, t'es une vraie chaude toi"... (lire à ce sujet le témoignage de la libertine Clara Basteh,
que je cite ici).
Même Femme Actuelle le dit : le libertinage, c'est bon pour le couple ! Allez les "Femmes Actuelles", toutes en club échangiste !!
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Sans compter l’arnaque de la « tendance ». Il faut à tout prix faire croire à un phénomène « nouveau », pour inciter à lire un énième papier qui rabâche les mêmes choses éternellement écrites un peu partout.
Exemple : ce papier des Inrocks de l’été 2013 :
« A Paris, les clubs libertins de nouveau en vogue? », qui commence par cette affirmation : « [Les clubs libertins sont] Plus soignés, à l’image rajeunie et à la clientèle moins ringarde ». Ah bon ? Je sais pas, ça ne m’avait pas frappée que quelque chose avait subitement changé, pour que les clubs soient « de nouveau en vogue »… Et l’argument du papier, c’est quoi ? Un nouveau club a ouvert. Ah oui, un nouveau club a ouvert, et ce sont « tous » les clubs libertins de nouveau en vogue. Ah.
Ou comment un certain "pseudo-libertinage" prescrit par les médias est devenu le pire des conformismes, dans l'anti-conformisme qu'on veut nous faire croire qu'il incarne... et surtout, surtout, surtout, du grand n’importe quoi.
Je ne dis pas que les journalistes sexo sont mauvais, loin de là : c’est même certainement un art fort délicat, écrire autant sur un leurre : j’admire profondément leur virtuosité à manier le vide et le vent, l’anecdotique enrobé dans un pseudo « phénomène de société », sans parler de leur promptitude à empanacher les stéréotypes pour nous inventer un monde beau, lisse et parfait – chapeau !
Et là, tout d’un coup, si c’est moi qui parle de ce même sujet, ça va créer une rupture de ton hallucinante… Parce que moi je parlerais (en vrac) de liberté, du sentiment d'ivresse qui en résulte, et des rencontres radieuses, insolentes, inoubliables qui s’offrent à ceux qui les recherchent sans a priori, et cette volupté d’une sensualité enfin délivrée de la pesanteur des dogmes et des écoles, je parlerais de la magie des instincts, ou du tonnerre, de la tempête du sensoriel qui nous emporte si loin du monde tel qu’on le connait, et puis cette sensation exquise d'inadhérence à la norme, aux idées préconçues sur le plaisir, et ce qui est si délicat à savourer pleinement : le bonheur de l’instant, le plaisir de vivre en s’arrêtant un instant pour en savourer toutes les voluptés entre « gens biens » (belles personnes), et la complicité sublime qui s’instaure entre les êtres, parfois, le temps d’une soirée de magie absolue qui rend la vie si intense, si riche, si essentielle… MAIS sans cacher non plus qu’atteindre à ce libertinage-là est rare, et que, notamment dans les clubs échangistes, c’est bien plus souvent femmes contraintes, suiveuses, soumises, chantage, mecs désespérés en manque criant de chaleur humaine, gros lourds qui se croient chez les putes, business douteux, sans parler de la prostitution généralisée, des chinoises qui ont l’air d’avoir seize piges aux bras de vieux beaux qui empestent l'eau de cologne (c'est leur grande soirée du mois : club + pute, alors ils se sont parfumés pour l'occasion), etc etc. Je dirais aussi, par exemple, que récemment aux Chandelles je parlais avec une nana qui était venue seule, me disant avoir 18 ans. Je sais : il y a des gamines de 18 ans qui ont l’air d’en avoir 25, maquillées comme des mannequins et magnifiquement apprêtées, mais là non. C’était une gamine de 18 ans qui avait l’air d’en avoir 15, et qui me racontait être venue « par curiosité ». C’était la 2e fois qu’elle mettait les pieds dans un club échangiste, et elle s’est fait baiser par plein de mecs, à la chaîne. J’ai pas trouvé ça bien, ça m’a gênée, vraiment. Profondément. Les mecs qui l’ont baisée comme un objet facile se sont, d’après moi, mal comportés (comme l’a écrit l’écrivain et journaliste Jacques Drillon dans son
Six érotiques plus un (Gallimard) : «
On raconte beaucoup de sottises sur les jeunes filles, sur les débutantes. Par exemple, elle sont beaucoup plus consentantes qu’en apparence. [...] Elles font tout ce qu’on veut, puisqu’elles ne savent pas encore ce qu’elles aiment, ou n’aiment pas »). C’est bien à ça que je pensais en l’observant : tous les hommes qui lui sont passés dessus (derrière, aussi, pour être précise...) profitaient du fait que cette gamine ne savait pas encore ce qu’elle aimait, ou pas…).
Bref, je ne parlerais certainement pas de la répartition économico-spatiale des clubs échangistes par arrondissements de Paris, pas non plus de « nouvelle tendance » ni de « retour de mode » ou je ne sais quoi…
Et je ne prétendrais pas qu’il suffit, pour être libertin, de se rendre dans un club échangiste, ou à une soirée privée. Clairement, cette volupté-là n’est jamais aussi savoureuse que lorsqu’elle sanctionne une conquête, initiatique pour partie, un cheminement, une affirmation de soi et de ses envies. Certainement pas un simple lieu fréquenté. Voilà : j’ai toujours été sceptique face aux tristes raccourcis qui prétendent mener aux sensations fortes en évitant ce qui en fait le sel, l'essence, tout le plaisir : une certaine quête pour y accéder… On ne désire pas sans consentir au chemin du mystère, à une certaine impuissance dans ce qui peut en faire la magie : les rencontres imprévues, que par nature on ne peut commander ni influencer, la complicité immédiate et totale qui s'instaure parfois, d'instinct, et toute la volupté qui s'en suit, tout cela qui rend la vie soudain si belle, si essentielle… A côté de ça, le papier-cul qui prétend « livrer tous les secrets » en trois coups de cuiller à pot, quelle arnaque…
Récemment – et c’est ce qui m’a inspiré ce billet -, deux journalistes (de différents medias) m’ont contactée, à propos d’articles auxquels ils pensent / qu’ils préparent sur le libertinage. Edifiant. Ou comment s’étonner, après, des papiers-cul qui ressemblent à du grand n’importe quoi…
(Nota : Papier cul = jargon des journalistes, désignant un article de presse traitant de sexualité avec un angle relevant de l'anecdote, mais en en faisant un « phénomène de société », totalement artificiel, pour inciter le lecteur à la curiosité ("comment ça, tout le monde baise comme ça et pas moi ? Je dois absolument lire ce papier pour me mettre à la page et ne pas être ringard/e")
Je cite un des deux exemples : une jeune femme me contacte, avec signature mentionnant le nom d’un groupe de presse au sein duquel elle travaille, adresse professionnelle, ligne fixe et téléphone portable dans sa signature. Elle me précise qu’elle écrit des sujets « art de vivre, consommation, sexualité » pour différents titres de l’ensemble de presse, et plus souvent pour différents sites internet qui appartiennent au même groupe (cet ensemble possède notamment un gros site web, un peu du genre Doctissimo, bourré de pubs de partout sur toutes les pages). Elle souhaite me rencontrer pour élaborer un papier pour un des sites web, JE CITE SON MAIL : «
autour du thème de la mode récente des soirées libertines, dans l’idée de faire un dossier pour le web « tout ce qu’il faut savoir » si une lectrice veux y participer (dress code, attitude, comment gérer Jules, etc.) » […], [elle me précise qu’elle a pensé à moi] «
pour aboutir à un papier très positif, chic et glamour, qui donnera résolument envie de découvrir ce milieu, qui démontrera que tout un chacun peut y trouver sa place, dans une ambiance épanouissante. Le dossier délivrera des clés de conso pour aider les lectrices qui souhaitent y participer : quel livre acheter pour se renseigner en amont (ouvrages de types psycho ou écrits par des sexologues : comment gérer sa jalousie, comment définir les limites de la fidélité dans le couple, ou autres sujets psycho connexes) et une fois que la lectrice aura pris sa décision : quelle tenue appropriée, quelle lingerie, … avec des marques respectables, pas dans l’esprit "supermarché Conc****" mais plutôt "Chantal Thom****", la cible du papier étant urbaine et plutôt branchée» [elle cite une chaîne de sex-shop très glauques, qui existent un peu partout, et se présentent comme des « supermarchés du sexe », puis une célèbre marque de lingerie fine haut de gamme. Et elle enchaîne aussitôt, la carotte censée me faire participer à cette vaste fumisterie (en gros c'est pas du journalisme ça, elle a déjà tout écrit, sait ce qu'elle veut dire, je ne vois même pas pourquoi elle me contacte, sinon pour jouer la pauvre caution d'une arnaque) : «
Je vous propose un encart spécifique sur la page web mentionnant l’existence de votre blog, avec un lien. [Le site sur lequel sera mis en ligne le dossier] est très fréquenté et vous assurera en retour un trafic important de lecteurs intéressés par le sujet vers votre propre blog. »Tout est dit dans ses propos : il faut absolument que ce soit chic, glamour, conso, et qu’on dise à la lectrice quoi acheter (tout est là). Un festival de poncifs. La journaliste cible même le type de marques qu’elle souhaite me voir citer, haut de gamme, ce qui va renchérir le coup des espaces que sa régie pub va pouvoir négocier pour accompagner ce merveilleux papier plein de conseils conso, alléluia.
Voilà pour mon propre témoignage.
Evidemment, avoir le témoignage complémentaire d'un(e) journaliste sexo est tout aussi drôle que celui de la blogueuse à qui l'on tient le crachoir pour écrire n'importe quoi en échange d'un peu de pub pour son blog...
Pour cela, lire l’excellent témoignage d’ Anne Steiger, récit édifiant publié aux éditions Michalon sur son métier de pigiste sexo : « La vie sexuelle des magazines » (que je recommande chaudement, j’ai lu ce livre d’une traite : passionnant).
Elle raconte comment, en sortant de l’école de journalisme, elle s’est lancé dans une spécialisation « sexo » : «
Piger sexe, c'est le bon plan à trois niveaux. C'est lucratif. C'est simple. Et ça décoince. » Puis comment elle tombe progressivement dans l'engrenage, se met à inventer, pour coller aux commandes des chefs de rubrique des magazines, une sexualité stéréotypée propre à attiser la curiosité, voire les bas instincts, pour faire vendre du papier (payée 900 à 1200€ par papier "sexo", selon la commande, difficile de refuser quoi que ce soit, même le plus farfelu ! Ce qu'un rédac chef veut, le pigiste l'écrit, elle la première, car elle reconnait parfaitement : il faut bien payer son loyer, et à Paris, c'est pas donné). Elle explique dont comment elle écrit à longueur d'article : «
une sexualité version bobo libéré dont l'idéal concerne assez peu Suzanne, caissière dans un supermarché d'Hénin-Liétard, Laurence, infirmière à Savignes-les-Mines ou Yves, chômeur à Bondy. », en expliquant qu’elle invente de toutes pièces un archétype de femme « libérée » pour coller aux « tendances » sexe : "
Au gré de mes papiers, Myriam devient Nathalie, Evelyne, Paula, Irma, Colette ou Cynthia.[…] La sexualité de Myriam est-elle représentative de celle des Françaises ? Myriam et son copain ont beau se connaître depuis sept ans, ils continuent de faire l'amour en moyenne deux fois par jour. Son fantasme principal : se faire menotter dans un commissariat. Myriam a testé la double pénétration, le gang bang, l'échangisme, l'urologie, l'amour dans un sex-shop, l'amour sur une aire d'autoroute avec camionneurs autours, sur Internet avec webcam... et j'en passe. Sans m'en rendre compte, je participe au fil de mes papiers [...] à ce que tous les sexologues dénoncent dans la presse magazine : une vision extrême et décalée du sexe, qui n'a plus rien à voir avec [la réalité]. »Surtout, dans ce témoignage brillant sur son métier, la journaliste Anne Steiger met en évidence trois énormes travers de la façon qu’ont les médias de parler de sexualité :
1/ La création de tendances de toutes piècesElle intitule même un de ses chapitres : "
La collection automne-hiver du sexe ou comment créer des tendances sociétales de toutes pièces"
Et voilà ce qu’elle explique :
"
En égrenant ainsi [pour le papier que je suis en train d'écrire] les tendances sexuelles supposées de l'année à venir, j'apprécie avec jouissance mon tout nouveau pouvoir. Des journalistes comme moi peuvent décréter que le polyamour est à la mode simplement parce qu'ils aimeraient bien se taper le voisin. Et du coup, en faire une réelle tendance. Parce que si le journaliste en parle, le concept prend vie. Et si deux trois médias radio ou télé repiquent le papier sous un autre angle, l'idée fera tâche d'huile et deviendra effectivement "air du temps. Créatrice de tendances sexuelles, voilà un beau métier ".
Son exemple par l’absurde : "
Imaginons le "ponyplay". Une pratique sexuelle réservée à une minuscule communauté en France. Un jeu de rôle gentiment SM, mettant en scène une femme-cheval harnachée, montée, mise au pas, tenue en rênes ou menée à la cravache par son cavalier telle une bête à concours. Hue cocotte ! On aime ou pas, peu importe. Mais cette pratique pourrait du jour au lendemain devenir "tendance" parce qu'un journaliste l'aura décidé, arguant, preuve à l'appui, que le dada des SM est soudain devenu le bodet. Une fille accessoirisée en pony-girl, avec des chaussures sabot pour faire clop-clop, une bride en cuir souple avec œillères et tétières ornée d'un panache pour la parade, le tout en couleur sur une double page, visuellement, le concept impacte [comme disent les journalistes]. Mais comment le journaliste peut-il décréter que la pratique est soudain devenue à la mode ? [...] légitimement dire : "Le ponyplay se répand, c'est la nouvelle tendance" ? [Mais] si son article est bien enrobé, il pourra faire boule de neige. Devant ce flux de papiers, on aura alors l'impression que [...] tout le monde se harnache désormais le dimanche dans son salon pour s'adonner à une petite séance de gymnastique équine."Evidemment, elle enchaîne aussitôt en expliquant que c'est exactement ce qui s'est passé avec le libertinage. Création au début des années 2000 d'une tendance sociétale de toutes pièces... qui du coup à essaimé, bien aidée par la déferlante de papiers (souvent pourtant bien creux) que le sujet.
2/ Le déni de réalité : Jet-sex et glam-cul Anne Steiger fait témoigner une consoeur, la très connue journaliste Agnès Giard, spécialisée en sexualité (elle écrit notamment énormément de papier sociétaux et sexo pour Libération). Agnès Giard, qui a fait le choix de travailler en indépendante, pour vendre ses papiers à différentes rédactions, témoigne : "
Les rédactions n'ont qu'un seul tabou en matière de sexe : la réalité. Elles veulent bien traiter de tous les sujets, mais il faut que ce soit jet-sex et cul-glam'. [..] Que ce soit en presse branchée ou féminine, j'ai de vraies difficultés à vendre des reportages. Ils sont d'accord pour que ça parle de SM, d'échangisme ou de fétichisme, mais il faut que ce soit comme à la Star Ac : beau, propre, lisse, jeune, bien élevé, bien habillé." La journaliste explique : si ça sort du lisse, aucune rédaction n’en veut. Si on dénonce un petit ou gros travers (par exemple : un club libertin ça peut être très sympa, mais il y a aussi une horde de prostituées chinoises), l’article devient inpubliable.
Anne Steiger explique clairement les raisons : l'autocensure des rédactions, sous la pression de leurs régies pub."
Paradoxe pour les éditeurs de presse : plus de sexe fait vendre, mais trop de sexe effraie les annonceurs. Tout le secret repose sur un savant dosage entre ces deux impondérables. Un numéro d'équilibriste qui se traduit souvent par un décalage étonnant entre les sujets sexo tels qu'annoncés en couverture (accrocheurs pour aguicher le lecteur) et l'article lui-même (plus soft pour éviter de heurter la sensibilité d'une marque). » Car si l’article est un peu trash, trop près de la réalité pas toujours rose comme dans les papiers, implicitement la lectrice / le lecteur a moins envie de consommer, il est moins sensible aux pubs. Et voila…
Et là, on lira quand même un tout petit peu différemment
ce papier hallucinant paru dans le Point à l'occasion du procès DSK (ramassi de poncifs et feu d'artifice du stéréotype : libertinage = monde idéal), qui nous apprend que "à Paris, les clubs libertins ont la côte" (ah bon ?). Dans ce papier, une sexologue apporte ce témoignage,
qui n'est pas du tout nuancé ni mis en perspective par le journaliste, mais pris pour argent comptant (ben oui elle est sexologue, la nouvelle Autorité Morale Incontestable : la sexologie, les scientifiques experts ès sexe et clubs libertins dont la parole est LA Vérité. Citons donc la sexologue : "
Dans le libertinage, aucune femme ne se fait payer pour aller à une soirée, pour avoir des relations sexuelles. Et c'est la femme qui décide ce qui va se passer. Si un homme veut la toucher et elle refuse, car elle n'est pas attirée par cet homme, elle va juste avoir à faire un signe de main pour dire non. C'est vraiment la toute-puissance de la femme, le libertinage, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer" AAAAAAAAAAh !!! Eh bien je pense, je présume que la sexologue était en mal de pub et prête à raconter n'importe quoi, ou bien n'a jamais , mais alors jamais mis les pieds dans un club, ou bien c'est la meilleure copine d'un patron de club, enfin je sais pas, mais c'est vraiment HYPER fréquent, lorsque moi-même je vais dans un club, que j'entende, à un moment ou un autre de la soirée, une fille demander "une petite rallonge si tu veux que je reste un peu plus"... Mais la sexologue dit que non, "aucune femme ne se fait jamais payer", et le journaliste a son papier bien positif, bien torché et cautionné par une pseudo-Vérité Absolue sortie de la bouche d'une Sainte Sexologue, ouf, tout va bien dans le meilleur des mondes... Et le Journalisme en sort grandi, là...
En même temps, ce papier qui me fait halluciner ... il commence par le témoignage d'un propriétaire de club, le "Quai 17" à Paris (dans le 19e), qui fait le coup de dire : oui oui, j'ai des stars de la télé qui viennent, des gens très puissants, mêmes une éluE qui est une cliente fidèle. Du grand n'importe quoi, ou comment se faire sa pub sur l'éternel mythe "venez dans mon club à partouze pour croiser Ardisson ou Beigbeider", et il y a des journalistes qui gobent ça, et en font une dépêche ou un article, sans rien vérifier...
3/ Le sexo bla-bla, ou quand à force d’écrire des centaines de papiers, ça devient du grand n’importe quoi Anne Steiger, qui dresse un inventaire des 244 papiers qu’elle a écrit en un rien de temps qui glace le sang (ci-dessous en illustration), explique aussi qu’à force d’écrire à la chaîne, on se met à accepter de faire n’importe quoi.
Son exemple : "
Quand le chef de rubrique appelle la première fois pour commander un papier intitulé "Cernez son profil psychosexuel grâce à sa coupe de cheveux", on pense d'abord à un canular. Et quand il ajoute : "Mais je veux de vraies infos, un vrai spécialiste", on comprend qu'il est sérieux. On est alors bien embêté pour lui suggérer des pistes de spécialistes. On finit cependant par trouver un coiffeur avide de publicité gratuite - suffisamment en tout cas pour plancher sur cette question pointue et ô combien énigmatique : "A la façon dont se coiffent vos clientes, pouvez vous imaginer comment elles se comportent au lit ?" Ce qui donnera par exemple, au final : "
Une coupe au carré fouillis et tout volume est le signe d'une femme généreuse, prête à donner, sans retenue, pour qui le sexe n'est pas une prise de tête - exubérante, pétillante et gourmande, cette femme aime le sexe comme le chocolat".
Ah oui !! Du Grand Journalisme en effet ;-)
Et voilà… la nana qui m’a écrit en pensant que je l’aiderais à torcher son papier-cul avec "
clés de conso" pour dire aux lectrices quoi acheter pour aller aux soirées privées m’a donné envie de vider mon sac, ce qui donne ce billet un brin désappointé sur la presse sexo…Est-ce que je n’en donne qu’une vision noire ? Est-ce qu’il existe aussi de vrais journalistes d’investigation, qui ne se laissent pas berner par les fausses paillettes d’une révolution sexuelle pas si rose, et qui sont prêts aussi à en dénoncer les travers ? J’attends de lire un papier « Enquête sur la réalité des clubs libertins », qui aborderait les vrais sujets tabous (les mecs qui s’échangent du viagra pour tenir toute une nuit, des heures et des heures à la chaîne, les hommes seuls qui ont payé un max pour rentrer et qui se croient chez les putes, la prostitution, les paumés, le harcèlement intime entre concubins qui pousse l’un des deux à suivre l’autre dans ce qui lui déplaît, etc). Là, je réviserai ma position. En attendant, je pense que les sujets bisounours « Découvrez tous les secrets pour pimenter votre couple grâce au libertinage » ont encore de beaux jours devant eux.
Nota : Pour finir, pour prendre encore de la hauteur et adopter une vision systémique du lien presse et sexe, je renvois aux Particules Elémentaires de Michel Houellebecq, ou, bien moins connu, au stupéfiant livre « Pattaya Beach » de Franck Poupart :
«
Comme le cul faisait vendre, il en fallait toujours plus pour canaliser les libido mâles vers les caisses enregistreuses. Alors le sexe s’affichait partout : sur tous les murs de Paris, dans les films, les magazines, à la télé, dans la pub, sur Internet. Dès le petit matin, le Mâle était jeté dans un monde érotisé à outrance, dans un appel au rut permanent lancé par des silhouettes de rêve aux poses alanguies. De belles plantes bronzant sur les plages verticales des panneaux d’affichage le faisaient bander comme un rat. Et il aurait dû faire comme si de rien n’était ? Prendre au second degré ces corps somptueux ? Facile à dire ! Offrir ces top-modèles sur papier glacé à la concupiscence collective revenait à montrer à longueur de journée des scènes de grande bouffe à des Soudanais faméliques. Travaillé par ses hormones mais privé de cul, le Mâle était simplement invité, par défaut, à consommer le produit vanté par la fille. La consommation comme ersatz se substituant à l’acte sexuel. Faute de forniquer avec Claudia, le rationné pouvait toujours s’astiquer le poireau à blanc dans la Citroën de sa pub.La presse aussi était de la grande curée du cul. Faire miroiter de grandes partouzes virtuelles gonflait les tirages anémiques d’une presse hebdomadaire ennuyeuse à crever. On émoustillait le cortex libidineux du chaland avec une accroche en lettres grasses et une couverture affriolante sur le « Paris coquin », « Le nouvel échangisme » ou « Les dessous de Bordeaux by night » et les ventes explosaient. - Coco ! T’oublies surtout pas de masquer les visages des putes albanaises en couverture ! A l’intérieur, changement de ton. Tromperie sur la marchandise. Fallait vendre, mais sans aller trop loin. Surtout pas se faire accuser de racolage. On avait sa dignité, on était journaliste d’invertigation, pas reporter pour Hot Vidéo. » (Franck Poupart)