«8h30 au Remor?» Assis sur la terrasse du café, absorbé par son journal, son café devant lui, le comédien et metteur en scène genevois, José Lillo, fume sa cigarette. On croise souvent cet homme de 44 ans, qui en paraît cinq de moins, sur les terrasses des cafés, une clope allumée à la main et le nez dans un texte. José Lillo est un grand lecteur. Imperturbable? Au contraire. Lillo a conscience de ce qui l’entoure, il est sensible au moindre changement dans son environnement. Car, il aime avant tout observer; son époque, les gens; d’un regard bienveillant, même parfois amusé, mais aussi, d’un regard critique. Aux maux de notre société, il y répond par des textes qu’il monte en pièce de théâtre pour faciliter leur accès.
Je ne sais pas si je suis spécialement généreux mais en tout cas, ça me travaille
Une façon pour lui de pointer les zones d’ombre de notre actualité et de fournir à ses contemporains des éléments de réponse à travers l’analyse des écrits du passé dont il extrait habillement la quintessence. Vêtu sobrement de couleurs sombres, les cheveux toujours en bataille, discret, en retrait; au premier abord, il semble taciturne. Mais il n’en est rien. Authentique, posé, à son affaire, il entame la discussion. Ses rares sourires illuminent son visage et on découvre derrière ses traits qui rappellent le personnage de BD, Corto Maltese, un homme plein de douceur. Il se dit ne pas être du matin, le rendez-vous qu’il a proposé est pourtant bien matinal. Et pour cause… Au moment de l’entretien, José Lillo était aux derniers jours de filage de sa pièce «Les Démons» de Dostoïevski qui se joue actuellement au Théâtre du Loup. Une œuvre qui a depuis remporté les faveurs de la critique.
Du texte au théâtre
Issu d’une famille modeste, d’immigrés économiques sous le régime franquiste, José Lillo naît à Genève et grandit à Châtelaine. Enfant unique, il raconte que ses parents rêvaient qu’il devienne un jour banquier. Un classique. «Du coup, ils ont déchanté, après» renchérie l’intéressé. Sous leur impulsion, il ira tout de même à l’Ecole de Commerce. Mais l’éducation reçue par ces derniers, «des bonnes gens, à la limite de l’angélisme», s’avère pour lui impraticable au début de son adolescence. «J’ai du tout refaire sur le principe de réalité. Ce que j’ai gardé d’eux, ce sont les valeurs comme l’égalité, l’honnêteté, l’intégrité, la générosité. Enfin… Je ne sais pas si je suis spécialement généreux mais en tout cas, ça me travaille» poursuit Lillo de sa voix grave et granuleuse.
On était une bande de fous furieux. On ne se reconnaissait pas dans le théâtre qui se faisait
C’est alors qu’il se plonge dans les livres pour essayer d’y trouver d’autres modèles auxquels s’identifier. À 21 ans, il quitte la maison: «Dans ces années là, on avait la chance encore de pouvoir vivre avec peu d’argent. Il y avait les squats mais je ne suis pas tout de suite allé vivre dans un squat». Féru de bandes dessinées, il travaille comme journaliste BD aux côtés de Frederik Peeters et Alex Baladi, eux aussi à leurs débuts. «Je gagnais 1500 francs, c’était assez pour payer mon studio et vivre dans le milieu alternatif». Mais l’aventure tourne court: «J’ai vu que mes camarades dessinaient vite et bien, bien mieux que moi». Réaliste sur ses capacités, il passe en rédactionnelle. «Je me mettais rédacteur en chef» ajoute-t-il, amusé. En parallèle, José Lillo joue dans des pièces semi-professionnelles montées dans des maisons de quartiers. Et voyant qu’il lui manque des bases, il s’inscrit à l’école de théâtre Serge Martin pour parfaire son apprentissage de la scène.
L’art de la scène
Son diplôme en poche, c’est en avril 1991 qu’il joue pour la première fois sur une scène professionnelle grâce au projet collectif «Moontrash» porté par Caroline Jauch et Zoé Reverdin. La pièce remporte un réel succès qui leurs vaut un article dithyrambique dans la Tribune de Genève. Quant à sa première mise en scène, elle est jouée à Artamis, en 1999, dans la grange qui par la suite est devenue le K’Bar. Il dirige alors Christian Geffroy Schlittler, Laurent Frattale, Chine Curchod, Matteo Zimmermann pour mettre sur pieds «Woyzeck» de Georg Büchner: «On était une bande de fous furieux. On ne se reconnaissait pas dans le théâtre qui se faisait. Qu’il soit institutionnel ou off, on trouvait qu’il n’intégrait pas les modalités modernes ou contemporaines. On était méchant, et on croyait avoir raison, tous». Une création montée non sans difficultés, se souvient Lillo: «Il y avait des querelles d’individualité, on ne pouvait plus se saquer à la fin, mais on a eu un petit succès avec cette pièce» avant de conclure par «Le théâtre, c’est un art collectif et là, c’était pas le cas».
Toute personne qui cherche la liberté doit avoir le courage de se tuer
José Lillo, au même titre que Dorian Rossel, Dominique Ziegler, Maya Bösch ou encore Joan Mompart, fait aujourd’hui partie des metteurs en scène et dramaturges genevois de la relève. Il a le vent en poupe avec déjà une œuvre léguée à la postérité. Son adaptation de la « Troisième nuit de Walpurgis » vient d’être publiée. Un texte de Karl Kraus, méconnu, édité en français qu’en 2005 et qui analyse la propagande nazie, « un système de propagande qui a encore de belles années devant lui » souligne l’intéressé. Interprétée par lui-même en 2007 seul sur la scène de Saint-Gervais, la pièce remporte un grand succès au point qu’en 2008, l’Institut d’Etudes Politiques Internationales de l’Université de Lausanne la sollicite comme socle au séminaire «Langage, vie et politique». Dernièrement, des réalisatrices genevoises, la jeune cinéaste Juliette Riccaboni fraîchement diplômée de la HAED et Elena Hazanov, ont également fait appel au comédien comme acteur dans leurs réalisations.
Une âme rebelle
En tant que metteur en scène, José Lillo déplore toutefois que les institutions genevoises ne soutiennent pas plus les artistes de sa génération dont les compagnies pâtissent régulièrement du manque de moyens financiers des théâtres off. «On dirait que personne ne trouve grâce aux yeux des directions artistiques. C’est très très fermé. Donc dans ce sens là, ils ne soutiennent pas le présent et ne préparent pas l’avenir. Et c’est très dommageable» regrette-il. Des propos toutefois qu’il nuance puisque le metteur en scène a déjà été approché par la direction actuelle de La Comédie mais les conditions de travail ne lui convenait pas, en particulier le manque de liberté. José Lillo est donc un insurgé qui n’hésite pas à s’indigner face aux absurdités de l’ordre établi. Un trait de caractère qui se vérifie sur son profil Facebook qui lui sert de lieu d’expression. Il y partage au quotidien avec ses près de 2500 “friends“, ses pensées, ses coups de gueules où il remet en question certains aspects du systèmes souvent au travers de citations des textes qu’il lit.
Cet été, choqué par les images des bombardement à Gaza, il a longuement milité via le réseau social – mais pas seulement – contre le massacre des Palestiniens par le gouvernement israélien. Avec Raymonde Poof, Laurent Graenicher et Stéphane Guex-Pierre, il fait également partie des administrateurs de la page Facebook « Appartements vides à Genève ». Une page qui avait fait grand bruit au début de l’année. Quelques uns de ses contacts viennent même lui demander de prêter main forte à leurs causes, comme récemment des employés du Théâtre Saint-Gervais. José Lillo serait-il influent ? Peut-être… Il est surtout intègre et il ne craint pas de prendre parti.
Des comédiens mis à nu
Alors qu’il serait difficile pour quiconque de rassembler ses esprits de si bon matin, José Lillo, parle lui d’emblée de Büchner, Kraus, Platon, Marivaux et Dostoïevski. Des auteurs classiques qu’il connaît bien pour avoir déjà adapté leurs œuvres à la scène. Au théâtre, Lillo axe son travail sur la prestance et le jeu des ses comédiens. Comme lorsqu’il adapte «Les Nuits Blanches» de Dostoïevski (2006) pour l’actrice et comédienne d’origine russe, Julia Batinova, qui depuis partage sa vie. José Lillo défend la pratique d’un théâtre exigeant, sans artifices, où seuls le texte et le charisme du jeu comptent. Un théâtre où la prise de risque est primordiale pour que la magie opère. Ses scénographies épurées à l’extrême laissent d’ailleurs peu de marge à l’erreur. Il compare le jeu du comédien à la performance d’un funambule. «C’est pas tout de monter sur scènes, faire ce qu’on a dit et débiter ton texte. Il faut prendre des risques. Il faut marcher sur le fil et non sur un trait fait à la craie sur le sol. Sur scène, t’y es ou t’y es pas. Sinon, c’est tricher».
J’avançais un peu. Après, je callais, je renonçais. Et six mois, une année, passaient, je reprenais
José Lillo n’aime pas tricher. Il veut rester proche de l’écriture, proche de l’auteur. Si ses talents de directeur sont incontestables, ses talents de comédien se révèlent surtout au travers d’interprétations proches de sa personnalité (Gorgias de Platon, Troisième nuit de Walpurgis) ou lorsqu’il est dirigé par d’autres (Valentin Rossier, Geneviève Guhl) ou encore, quand il donne la réplique à des comédiens chevronnés. C’est notamment le cas dans «Les Démons» où on assiste à une joute enflammée et saisissante entre la comédienne de génie Marie Druc et lui. Une performance d’un réalisme qui glace le sang. «Les Démons» de Dostoïevski est la dernière création du metteur en scène, une adaptation qui lui a pris plusieurs années d’après ses dires: «J’avançais un peu. Après, je callais, je renonçais. Et six mois, une année, passaient, je reprenais». Et l’entreprise s’avère aujourd’hui payante.
Quelques sièges vétustes flanqués de-ci de-là. Un plateau sombre habillé de l’unique va-et-vient des projecteurs. Des comédiens à hauteur du public qui surgissent de la pénombre pour s’emparer de l’espace central, puis, disparaissent de nouveau dans les zones obscures de la scène. Au départ, la confusion. Puis, les caractères s’esquissent, se dévoilent au gré du jeu. Un jeu où Marie Druc, Felipe Castro et Kostas Ourbonas brillent par leur maestria. Des répliques telles que «Toute personne qui cherche la liberté doit avoir le courage de se tuer» résonnent dans la salle. Le nihilisme, le socialisme, l’amour, Dieu, en somme les doutes d’une société à deux doigts de chavirer se dessinent dans une épure cinglante des dialogues. Si Dostoïevski témoignait divinement dans son roman d’une société russe en perte de repères à quelques encablures de la Révolution. Captivant comme un songe. José Lillo, dépeint lui une fresque délicieusement sombre où il nous parle de notre temps. Un temps en proie au déluge.
«Les Démons» de Dostoïevski au Théâtre du Loup, jusqu’au 18 octobre, 4h avec entracte / renseignements: www.theatreduloup.ch