Depuis Aristote, on prétend que l’engoulevent se nourrit de lait de chèvre et que cela rend la chèvre malade : elle en perd le lait ou la vue. Cette légende d’origine obscure repose-t-elle sur un lien secret entre les seins et les yeux ?
Il existe des mouches appelées «de nuisance» qui se collent aux yeux des chèvres ou des vaches pour s’y nourrir de larmes. Ces mouches de type lécheur-suceur se nourrissent aussi des pertes vaginales, d’exsudats du nez, des plaies qui suintent et des sécrétions lactées qui collent aux pis des bêtes. Bref, ces mouches aiment les matières organiques, pour le plus grand malheur des animaux qu’elles harcèlent sans pitié. «D’où un effet souvent très négatif sur la […] viande (en particulier sur la couleur de la viande, très sensible à toute source de stress)» : les animaux stressés donnent une viande flasque, claire, qui perd son eau facilement. Cette anomalie est appelée syndrome des viandes PSE (pale, soft, exsudative). C’est à ce genre de viande qu’on reconnaît les animaux ayant subi de longs et douloureux transports jusqu’à l’abattoir, par exemple… Mais revenons à nos mouches.
Un serpent miniature dans l’oeil
Les mouches ne font pas que stresser les bêtes. Elles leur transmettent des bactéries ou des parasites comme la thelazia. La thelazia est un minuscule vers qui pond ses oeufs dans le canal lacrymal de la bête. Une fois le vers éclos, il se promène dans l’oeil, plongeant parfois en profondeur dans la muqueuse et occasionnant des dégâts qui peuvent conduire à la cécité. L’animal perd la vue. Curieusement, ce n’est pourtant pas la thelazia qu’on rend fautive, ni même la mouche qui transporte les larves de thelazia. C’est l’engoulevent. Depuis l’antiquité, ce petit oiseau est en effet accusé de sucer le lait des chèvres et de les rendre aveugle. On le voit en effet souvent voleter au-dessus des troupeaux de bétail, le bec grand ouvert, pour attraper les mouches. Bien que les mouches soient les véritables auteurs de l’infestation oculaire, c’est l’engoulevent qu’on blâme. Pourquoi ? C’est ici que les difficultés commencent. Il est toujours difficile de comprendre pourquoi les humains font reposer sur telle ou telle créature le poids d’une faute imaginaire…
Délit de sale gueule ?
Première explication possible : l’engoulevent est effrayant. «Ses vols “fantasques“, ses mœurs crépusculaires […], ses yeux rougeoyants, ses cris plaintifs ou lugubres et ses battements d’ailes précipités lorsqu’il s’envole sous les pas, font de l’engoulevent un oiseau objectivement effrayant. Au-delà de cette répulsion, l’engoulevent cumule plusieurs anomalies […]. Il vole certes, mais il se déplace au sol un peu à la façon d’un reptile et il y dépose ses œufs. Il n’est ni diurne, ni nocturne. Il relève ainsi de ces “espèces ambiguës“ disposant de propriétés formelles contradictoires qui en font “des membres imparfaits de leur classe, ou dont la classe défie le schéma général de l’univers (2)“ […]. Son étrangeté va être proportionnelle à la crainte qu’il inspire. Il ne peut être que maléfique. Il sera là pour expliquer l’inexplicable. Seule une chose effrayante en elle-même peut être la cause d’une forme de malheur absolu, qui touche l’homme dans son essentiel : sa propre reproduction». Pour Christian Seignobos – qui a étudié les croyances relatives à l’engoulevent au nord du Cameroun –, l’engoulevent fait l’objet d’une peur qui pourrait bien concerner d’autres aires culturelles du monde : en occident aussi cet animal effraye. Les maladies qu’on lui impute depuis l’antiquité sont d’ailleurs étroitement associées à l’idée de la reproduction.
Perdre la vue : métaphore de la perte d’enfant ?
En latin, le mot orbus signifie «être privé de la vue». Orbatus : «être privé d’enfant». L’engoulevent, accusé de faire tarir le lait de la chèvre ou de la rendre aveugle, est –de ce point de vue– un oiseau particulièrement menaçant. Il met en danger la possibilité de voir, au loin, sa lignée se perpétuer ou son futur se prolonger jusqu’à l’horizon. Sur le plan symbolique, devenir aveugle, c’est être privé de toute perspective d’avenir car, sans descendance, l’être humain se sait condamné à disparaître des mémoires : il plongera dans le trou noir. Quel rapport avec le lait ? Jusqu’à une époque récente, c’est le lait de la mère et de ces nourrices idéales que sont les chèvres ou les vaches qui permet au bébé de survivre. Le lait a donc, tout comme la vue, un lien étroit avec l’idée de la reproduction. Mais peut-être faut-il pousser la réflexion plus loin pour comprendre…
Traire les pis : sucer un pénis
Il existe en latin une expression très drôle : «traire les boucs» (mulgere hircos), ce qui signifie «tenter l’impossible» ou «accomplir un acte absurde». Comme tout le monde le sait, un bouc ne donne pas de lait. Enfin… presque. Le sperme est souvent comparé à du lait. Il est nécessaire à la reproduction, autant que le lait sans lequel l’enfant nouveau-né meurt. Le verbe latin mulgere («traire») a donné milk («lait») en anglais, milch (« lait ») en allemand et les mots «mulsion» (traite du bétail) ou «émulsion» (liquide d’apparence laiteuse) en français. Pour faire une émulsion, il est courant d’utiliser de l’oeuf. Bref, il existe un lien étroit entre le lait et les fluides blancs.
Le milking désigne d’ailleurs une pratique consistant à «traire» un homme en lui massant les testicules jusqu’à ce qu’il éjacule. Cela demande du doigté car les testicules sont fragiles, autant que des oeufs. Et c’est d’ailleurs connu : les yeux sont souvent comparés à des oeufs. Se crever les yeux, c’est se castrer. Oedipe se crève les yeux lorsqu’il apprend qu’il a tué son père et fait l’amour avec sa mère, rompant l’ordre qui assure la continuité d’une lignée. Il n’aura pas d’enfant. Il existe donc un lien puissant, dans notre culture occidentale en tout cas, entre les yeux, le lait et le sperme. Ce qui explique peut-être pourquoi la plaisanterie récurrente veut qu’une femme demande : «Regarde-moi dans les yeux», lorsqu’on lui lui mate la poitrine.
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A LIRE : La potière jalouse, de Claude Lévi-Strauss. Payot 2008.
« L’engoulevent ou l’étrangeté porteuse de malheur (Nord du Cameroun) », de Christian Seignobos, dans la Revue d’ethnoécologie, 2012.
NOTES
(1) Colloque sur l’Allaitement interspécifique (12-14 novembre 2015, Universités de Lausanne et de Genève, projet Sinergia Lactation in History).