Deuxième Partie
THE LOVESICK MAN
2017 – 2018
- Jeux interdits — J’aime beaucoup ta façon de t’adresser à lui, sur Twitter. J’espère qu’il te lit. Dans le manuscrit, l’héroïne aime Loup ?
— Tricheur !
— Ce. Qu’elle. L’aime ?
— Tu me diras. Quand je l’aurai terminé et que tu l’auras lu.
— Sors-toi les doigts !
— Comment tu me parles ?
— Je te cherche. Et ça marche. Écris ! Et viens au Salon du Livre. Alexandre Jardin veut déjeuner avec toi. Je suis jaloux.
— Je ne sais pas…
— Tu déjeunes avec lui à sa cantine habituelle et le soir, tu boiras un verre avec ton éditeur préféré. Je lirai la Bosnie, Loup, les assassinats, les scènes d’amour, perché sur un tabouret de bar. Et n’oublie pas ton manuscrit. Recto-verso, ça m’ira. Allez, bosse un peu ! Je veux avoir des trucs à lire !
Lalli raccroche, un léger sourire aux lèvres. Norbert ! Toujours à vouloir tout savoir sur sa vie alors qu’elle ne savait rien de la sienne. Ou très peu. Elle l’imaginait toujours à courir les pince-fesses, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, à longueur de semaines et toute l’année. Oui, Norbert était un homme à ne s’épanouir que dans les salons dorés, une flûte de Champagne à la main et un badge pendant à son cou, une bise « Comment tu vas ? » déposée à la va-vite sur une joue poudrée qui mouillait déjà sa petite culotte, un serrement de la main et du biceps des journalistes dont l’un de ses poulains attendait une critique élogieuse. Dans son bureau, il aboyait des ordres à sa secrétaire mais avec le sourire. D’ailleurs, il changeait souvent de secrétaire, par lassitude autant que par habitude. Elles étaient toutes moulées sur le même modèle : seins hauts, cheveux longs, jambes infinies, cul ferme et rebondi. Par facilité, les nouvelles étaient baptisées comme les précédentes : Maggie. Surnom venant du prénom de l’actrice qui avait joué la secrétaire dans le film éponyme de Steven Shainberg. L’employeur de Maggie, un avocat, aime lui donner la fessée. Norbert aussi.
Lalli pouffe en allumant une cigarette. Elle sort la fumer sur le pas de la porte, un mug de thé brûlant à la main. Ses yeux se perdent sur les coulants de la rivière. Des colverts remontent le courant. Un héron cendré fend le ciel, d’un vol lent, lourd et puissant. L’air est encore frais. Pourtant, le printemps est déjà à l’œuvre. Ici ou là, les arbustes bourgeonnent ou fleurissent.
L’écrivain jette son mégot dans le pot en terre qu’il faudrait vider. Si elle voulait apporter quelques pages de plus à lire à Norbert, il n’était plus temps de rêvasser.
L’envie d’alcool la saisit. Elle aspira et expira plusieurs goulées en fermant les yeux. Rester concentrée sur le manuscrit. Replonger dans la guerre…
Vukovar, 18 novembre 1991
Camouflé sous un filet, Lobanov était allongé à plat ventre, les coudes posés sur le sol. Entre ses mains, une paire de jumelles rivée sur les scènes d’exaction qui se déroulaient dans le stade, tout proche. En juillet, Vukovar avait été encerclée. La JNA avait déployé des moyens aériens, navals et terrestres. Pour avoir subi un pilonnage intensif – jusqu’à 2000 obus par jour, la cité des loups était dévastée. En septembre, peu après la proclamation de « l’autonomie de la population serbe dans les territoires ethniques et historiques sur lesquels elle vivait en Croatie » par le Conseil national serbe, la brigade de la garde motorisée avait quitté Belgrade pour rallier Vukovar.
Après 87 jours de siège, les combattants croates du commandant Mile Dedaković venaient de se rendre. Les troupes serbes de Vojislav Šešelj poursuivaient leur destruction en s’attaquant aux habitants.
Qu’auraient pu faire 1800 soldats d’une garde nationale peu armée et secondée de volontaires civils face à 36000 hommes surentrainés et équipés d’armes lourdes aux ordres de cet ultranationaliste serbe ? Et nous qui restons à mater… Bullshits ! Velika Srbija pourra titrer que Vukovar est une ville qui n’existe plus !
Dans le stade, les soldats de la JNA séparaient les femmes, les enfants et les vieillards des hommes en âge de se battre. Les cris, les pleurs et les ordres aboyés résonnaient au milieu du staccato des Zastava M70. Adultes ou pas, ceux qui résistaient ou obéissaient trop lentement étaient abattus d’une balle dans la nuque.
Depuis sa planque, Piotr observait un groupe d’hommes particulièrement agressifs. Ils étaient tous vêtus de tuniques noires mais coiffés indifféremment de cagoules roulées ou de bérets noirs alors que d’autres arboraient un crâne rasé façon hooligans. Certains d’entre eux assénaient des coups de pied à leurs victimes agonisantes ou décédées, au milieu des rires de leurs frères d’armes. Ils semblaient n’obéir à personne en particulier mais se déplaçaient sur le terrain comme un seul homme.
En zoomant, Lobanov réussit à repérer le logo qu’ils arboraient, brodé sur l’épaule : un tigre. Son attention fut alors attirée par une silhouette surgie de nulle part et qui sembla imposer le respect à cette troupe surexcitée.
Rasé de près, – comme les autres, d’ailleurs –, fusil-sniper posé sur l’épaule comme à un retour de chasse, cet homme de corpulence moyenne traînait plus qu’il n’amenait un pauvre bougre au blouson gris clair ; dans leur sillage, un berger allemand. La proie fut jetée au sol, devant la meute enragée qui s’était rapprochée d’eux. A genoux, les bras écartés, le prisonnier leva les mains et se mit à prier pour qu’on lui laisse la vie sauve, le visage levé vers le ciel.
Le chef lui asséna un coup de crosse en pleine figure en hurlant : « Oustachi ! » Alors que le blessé venait de tomber à la renverse et tentait de s’enfuir, le chien bondit et lui sauta à la gorge. Les hurlements de la victime provoquèrent à nouveau les rires. Pour parachever ce meurtre sordide, deux Tigres tirèrent le corps déchiqueté sur quelques mètres et éclatèrent sa boite crânienne contre un plot en béton. Puis, levant leurs armes au-dessus de leurs têtes et se retournant vers leur chef, ils hurlèrent : « Arkana ! Arkana ! Arkana ! »
Alors, ce seraient eux les Arkanovci. La Garde des volontaires serbes dont ceux d’ici parlent en chuchotant comme s’ils craignaient de les voir apparaitre en prononçant leur nom à voix haute. Srpska Dobrovoljačka Garda… La SDG.
Piotr Lobanov avait tellement crispé ses mains sur sa paire de jumelles que ses doigts en étaient engourdis. Ce n’était pas les premiers morts qu’il voyait tomber. Depuis son débarquement, des cadavres, il y en avait eu. Mais c’était la première fois qu’il assistait à un tel déchainement de violences. Et les ordres qu’il avait reçus étaient formels : ne pas bouger. Quoi qu’il se passe, il ne devait pas intervenir.
Quoi qu’il se passe…
Deux jours plus tard, quand une quinzaine de Tigres d’Arkan avaient obligé deux cent soixante et une personnes blessées à monter dans des bus dont la destination finale était la ferme d’Ovčara, à cinq kilomètres au sud-est de Vukovar, Piotr les avait suivis. Le plus jeunes des prisonniers avait 16 ans. Parmi eux, une seule femme. Enceinte de cinq mois.
LETTRE 2 1er avril 2017
Les cerisiers sont en fleurs, les blancs, les roses. Les forsythias aussi. Comme les primevères qui colorient l’herbe de leurs corolles aux tons pastel. Les oiseaux s’époumonent et je serais parfois tentée de vous écrire des pages et des pages pour vous raconter n’importe quoi, ou presque. Comme Rosalie à David dans le film de Sautet.
Il a plu. Suffisamment pour m’imposer l’attente. Je n’ai pas terminé de tondre le jardin… J’ai fini un roman allemand. Une enquête policière menée par un commissaire qui vit avec le Papa et la Mémé sourde comme un pot. Rita Falk (l’auteur) est mariée à un officier de police. J’ai souvent ri à certaines scènes décrites ou en lisant certains dialogues. Je vais poursuivre avec Le ventre des femmes de Françoise Vergès.
En récoltant la sève de bouleau, je me demandais si vous connaissiez cette méthode, si vous la pratiquiez entre vos heures de bureau et celles passées dans votre grange et toutes les autres auxquelles vous ne faites pas allusion mais qui se devinent pour qui sait lire.
Le ciel s’assombrit, il n’est pas certain que je tonde. J’aimerais être à vos côtés. Devenir souris pour vous observer en silence. Vous voir bouger. Entendre votre voix. Oui… Quand je pense à vous, je rêve d’ailleurs. De nos corps qui se cherchent, de nos bouches qui se prennent, de nos mains qui s’agrippent, de nos silences qui disent tant. D’aucuns pourraient dire que ces envies sont folie mais je m’en moque. Ce n’est pas invention, cela est. Je le sens quand vous vous rapprochez de moi, quand vous ouvrez vos portes. Alors, les kilomètres qui nous séparent paraissent accessoires. Tout le reste aussi.
« Le temps passe, on l’évite Ne passons pas trop vite » Lady Sir
Extrait de THE LOVESICK MAN, L’homme qui parlait aux oiseaux
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