Quel est le lien entre l’orgasme, une explosion atomique et l’impact d’une goutte ? Pour l’artiste Stephen Marsden, des événements en apparence très éloignés peuvent s’imprimer sur nos rétines sous des formes similaires : des flashs.
Enfant, Stephen Marsden joue avec des petits navires de guerre, dont
il s’amuse – adulte – à reproduire les moulages par centaines, en résine
de polyester, sous des formes fascinantes. Comme des insectes, les
navires tournent en rond, par centaines, autour d’un cratère qui évoque à
la fois le col de l’utérus et l’explosion de la bombe atomique Hélène (1). Cette bombe explosa le 24 juillet 1946,
sur l’atoll de Bikini. Le test en question avait pour but d’étudier les
effets d’une arme nucléaire sur des bâtiments de guerre. Les
photographies de la détonation firent le tour de la planète, frappant
les esprits par leur violence : l’onde de choc avait atteint Mach 2,5 en
4 millisecondes et la corolle d’eau de mer s’était déployée à 2
kilomètres d’altitude. Le mot Bikini devint synonyme de fatal,
rapidement associé à l’image d’une femme semi-nue. Quand on regarde
l’œuvre de Stephen Marsden, ce cratère blanc environné de navires de
guerre exerce le même pouvoir de fascination que la photo de
l’explosion. On se demande pourquoi. Pourquoi ce qui explose, irradie,
perfore ou creuse des cratères s’imprime-t-il dans notre esprit de façon
tellement hypnotique ?
Pour Stephen Marsden, il existe une
analogie entre certaines images et le flash d’une émotion forte. «Mon œuvre, dit-il, s’inspire du travail de Harold Edgerton, qui
photographia, le premier, l’impact d’une
goutte de lait dans un bol de lait». A y regarder de plus près, en effet,
cette œuvre qui rappelle à la fois un col de l’utérus et l’explosion d’une
bombe au plutonium ressemble bien, aussi, à ce que l’ingénieur américain,
Harold Edgerton immortalisa avec l’aide de lampes à recharges… Dès 1926, il «met
au point un tube contenant du xénon, capable de produire des éclairs de forte
intensité et de durée extrêmement brève, de l’ordre d’un millionième de
seconde. Ce type de flash est toujours d’actualité. Il permet d’émettre des
éclairs répétés à intervalles réguliers et très brefs, constituant ainsi un
stroboscope, appareil qui décompose le mouvement à l’aide d’une suite d’images
fixes» (Encyclopedia Universalis). En 1933, il réalise ses plus célèbres photos, qui montrent une
goutte de lait tombant dans du lait. En 1934, il fait des essais sur les
gouttes de café et note dans son journal de travail : «Nous avons
photographié des phénomènes à grande vitesse, incluant des splash, un
perculateur à café et les ailes d’un pigeon». Curieusement, il marque
«perculateur» au lieu de «percolateur» (2). Drôle de lapsus.
Ses travaux sont souvent marqués par la
mort et la percussion. En 1936, il utilise ses stroboscopes pour filmer des
chats qui tombent, des bulbes qui explosent à 1200 images par seconde, des
combats de coq et les «magnifiques couronnes» des splashs – qui le
passionnent toujours. La même année, il
réalise l’instantané d’un tir au revolver – la balle se déplaçant à une vitesse
de 2890 km/h (3), précédée par son onde de choc. Pendant la Seconde
Guerre mondiale, ses stroboscopes permettent de photographier les mouvements des troupes ennemies pendant la nuit.
(Intéressant de savoir que nous dansons dans les boîtes, dans un dispositif militaire).
Après la guerre, il photographie les essais nucléaires.
En 1964, il photographie une
balle de calibre 30 traversant une pomme qui explose sous l’impact (4). Images
d’une beauté stupéfiante, mêlant l’idée de la mort à celle de la décharge
sexuelle, puissamment évocatrices du noyau fissible de l’orgasme, lorsqu’il se
dilate enfin.
«L’expérience humaine est parcourue de tropismes forts, ces lieux auxquels nous conduit notre désir d’être», explique le chercheur Michaël Dandrieux. Dans un ouvrage récemment publié au CNRS, Le Rêve et la Métaphore,
il défend cette idée selon laquelle l’image est une des formes de la
gestation du sens. Si certaines images nous attirent, c’est parce que
notre esprit les associe puissamment à des expériences désirables. Elles
ont un sens que les mots ne permettent pas d’exprimer. Contrairement
aux préjugés qui la parquent «dans le domaine inférieur du rêve et de la fantaisie»
(5), l’image est un moyen d’appréhender le réel. Renversant le
paradigme qui associe le langage à la raison (c’est-à-dire le réel) et
l’image aux hallucinations (l’irréel), Michaël Dandrieux s’attaque aux
racines du mal : notre culture moderne occidentale, basée sur la logique
de la déduction, s’est appliquée à discréditer la pensée analogique, la
connaissance par les images (6). «Images «de quatre sous», maîtresses «d’erreur et fausseté», nous
voyons en elles la porte ouverte aux régressions et aux pluralités
glissantes et labiles, tout ce que l’iconoclastie accompagnant le
développement de la pensée moderne pourchassa, afin de mettre en
quarantaine de la rêverie, du flou, de l’imprécis, de l’indécis, de
l’indéterminé».
Il est temps de revaloriser les images,
dit-il, en suivant l’exemple de Jung qui consacra une grande partie de
sa vie à cette question. Jung disait que cette dépréciation générale de
l’image témoignait «de la force avec laquelle nous sous-estimons la question de l’âme en Occident.» Pour Michaël Dandrieux, l’enjeu est donc de taille : le combat pour l’image relève de l’idéologique. Si notre société – jusqu’au XXe siècle et encore de nos jours – discrédite les images et l’irrationalité, dit-il, c’est dans un but secret, «“celui
de se soustraire à l’efficacité des archétypes et ainsi à l’expérience
réelle, au bénéfice d’un monde conceptuel, apparemment sécurisé, qui à
l’aide de notions décrétées claires aimerait bien couvrir et enfouir
toute la réalité de la vie” (7). La
dévaluation de l’image a permis à la conscience moderne de se développer
à l’écart d’autres instances puissantes, des forces archétypales qui ne
sont pas sans danger, et qui ne sont pas sans demandes. Mais c’est
cette posture qui, sur une durée de quelques siècles de l’histoire,
fantastiquement fertiles en inventions et en révolutions, a aussi fait “dégénérer l’esprit en intellect”. Or
l’esprit possède une série de dimensions qui dépassent en ampleur
l’intellect : l’esprit englobe l’intellect. Il est donc arrivé cette
chose : une fraction de l’appareil humain se serait approprié la
légitimité d’évaluer la somme de nos expériences».
Réduisant
la pensée à n’être que rationnelle (réductible à des formules et des
concepts clairs), la coupant de sa part d’analogique (sa part
d’imaginaire et d’affect), les Occidentaux modernes ont mis le monde à distance, ainsi que leur vécu, leurs sensations, leurs rêves ou leur intériorité. Il y a là un «rétrécissement de l’expérience», dit Michaël Dandrieux, en dénonçant ce «processus par lequel, petit à petit, le monde est devenu étranger à ceux-là mêmes qui sont censés y vivre». Il est temps de remettre l’image à l’honneur, sans se prémunir d’elle. «L’exposition à l’image», dit le chercheur (comme s’il parlait d’une matière radioactive)
doit servir de révélateur. Il faut qu’elle réveille des voix, qu’elle
fasse naître des visions, qu’elle nous déroute, nous attire ou nous
trouble. Peu importe. Voilà pourquoi, face au travail de Stephen Marsden très justement intitulé Untied States
(«Etats déliés», «Etats désunis»), on se sent brusquement démuni. Avec
son col de l’utérus constitué de petits navires, Stephen nous met en
demeure de ne pas «dire» ce qu’on voit, mais plutôt de laisser les
images mentales se succéder, au fil d’une pensée purement analogique
reliant des choses qui, en apparence, n’ont aucun lien entre elles.
Impossible d’en épuiser le sens. A quoi bon, d’ailleurs ? Un monde
compréhensible est un monde hostile à la vie.
.
A VOIR : «Untied States». Exposition des œuvres de Stephen Marsden (rétrospective sur 25 ans de travail), du 25 mars au 13 août 2016. FRAC-Artothèque du Limousin : impasse des Charentes, Limoges. Tél. : 05 55 77 08 98
A LIRE : Le Rêve et la métaphore, de Michaël Dandrieux, éditions du CNRS, 2016.
NOTES
(1) Ce n’était pas Hélène de Troie, mais Hélène de Bikini.
(2) Harold Edgerton écrit à la main dans son journal, en date du 27 décembre 1934 : «Germs and I spent yesterday taking high speed shots of splashes, a
coffee perculator [sic], and of the wing motions of a homing pigeon
furnished by Dr. Eliot Hubbard”. . .. Les scans de ce journal se trouvent sur le site Edgerton Digital Collections.
(3) L’information donnée par l'Encyclopedia Universalis : «une balle de revolver […] se déplaçant à une vitesse de 24 100 km/h» (que j’avais d’abord repris sans vérifier) semble fausse. Merci à mes lecteurs pour la correction. Sur le site Edgerton Digital
Collection, il est indiqué : 1800 miles per hour, ce qui fait… 2,897 km, si mes calculs sont bons.
(4)
Après quoi, attiré par l’œuvre du commandant Cousteau, il met au point
des méthodes et un équipement permettant de réaliser des photographies
sous-marines à des profondeurs jamais égalées. Source : Encyclopedia Universalis.
(5) Gilbert Durand, Introduction à la mythodologie, Albin Michel, Paris, 1996, p. 22.
(6) Un auteur du XVIIIe siècle, Malebranche, a pu ainsi la nommer «la folle du logis»
(7) Carl Gustav Jung, Commentaire sur le Mystère de la Fleur d’Or, Albin Michel, Paris, 1994, p. 24.