Bite me!
En 2012, Arthur Vernon se lance dans un projet de pièce érotique et choc, « Rêveries d’une jeune fille amoureuse ». Dans cette pièce, il ambitionne de « libérer le sexe » et de démonter des siècles d’opprobre morale sur les choses de la chair. Avant de présenter ce spectacle au festival d’Avignon, il lui a fallu recruter des actrices à l’aise avec leur corps, acceptant de jouer nues et de mimer sur scène des actes parfois poétiques, parfois sulfureux. Et faire tenir l’édifice le temps des représentations.
Koh-Lanta sur les planches
C’est cette aventure humaine que raconte « Les filles d’Eve et du Serpent », film documentaire qui sortira au cinéma le 29 octobre et en DVD le 2 décembre. J’avais eu l’occasion de voir cette pièce à Paris, et c’est avec curiosité que j’ai découvert ce documentaire dans le cadre du festival Erosphère. Le tournage a eu lieu durant la préparation de la pièce puis lors des représentations au festival d’Avignon. Denys Maury, réalisateur de ce documentaire, s’est fondu dans le décor afin de filmer les tribulations de la troupe en se faisant le plus discret possible. Le film est issu des 300 heures de rushes qu’il a accumulés durant de longs mois.
Je m’attendais à y percevoir les tensions morales qu’a pu susciter la pièce lors de sa présentation : festivaliers choqués, troupe en mode combat militant, directeurs de théâtre assiégés par des hordes de manifestants de la Manif pour Tous criant au scandale. J’ai donc mis quelques minutes à m’ajuster au ton résolument léger du film, surtout concentré sur les vicissitudes de la vie d’une troupe en tournée.
Car le film raconte finalement le véritable remake de Koh-Lanta que constitue la vie d’une troupe de théâtre. L’intrigue cristallise les tensions autour d’Anne-Fleur, une des comédiennes qui finira par exploser en vol et abandonner la troupe, mettant ses collègues dans une situation désastreuse en plein milieu du festival.
Arthur Vernon, metteur en scène de la pièce et coréalisateur du film, estime que c’est parce que la pièce à jouer chaque soir traitait de sexualité que les tensions ont atteint un niveau insupportable pour l’une des membres de la troupe. « En plus des Rêveries, on jouait aussi deux autres petits spectacles en journée. Il faut se rendre compte que pour une actrice, se mettre nue trois fois par jour crée une tension difficile à supporter. »
Ce sont surtout les difficultés de gestion du groupe qui transpirent à l’écran, alors que la voix off présente les séquences sur un ton volontairement décalé.
Féminisme masculin
Tout au long du film, Arthur Vernon se proclame un féministe engagé, une « prise en main de la sexualité par les femmes », faisant la promotion du féminisme pro-sexe via l’intervention de Catherine Marx et Françoise Simpère. Pour autant, Arthur Vernon ne sera pas allé jusqu’à dévoiler sur scène l’intimité d’un homme. Peut-être parce que l’apparition du pénis à l’écran est le dernier tabou corporel solide et qu’il se serait exposé alors à une censure plus restrictive. Peut-être aussi parce que finalement, la mise en scène de l’intimité des hommes reste un projet beaucoup plus transgressif. Le film et la pièce, dirigées par des hommes qui mettent les corps des femmes en scène, affirment cependant leur féminisme militant, alors même qu’une des actrices déclare avoir « d’abord accepté de jouer pour l’argent ».
Certaines des actrices disent aussi que leur participation à ce projet a fait évoluer leur conception du couple et du sexe. Certaines ont même fait des rencontres qui ont bouleversé leur parcours de vie – le film se termine sur un clin d’œil tout à fait choupinet, que je vous laisserai découvrir à l’écran. Mais le public, dans tout ça ?
Où sont les censeurs ?
Le film fait quasiment l’impasse sur les problèmes de censure ou les réactions outrées de spectateurs, énergie négative qui était pourtant parfois présente dans la salle et absorbée par les actrices. Car l’actrice a beau être un personnage sur scène, être une « autre » jusqu’à une dichotomie quasi schizophrène, elle est une éponge émotionnelle qui absorbe évidemment les réactions du public. « Certains soirs, on pouvait voir des visages se décomposer dans le public, choqués par ce qu’ils étaient en train de voir. Et à la fois, ces mêmes personnes restaient parfois jusqu’à la fin, peut-être finalement aussi attirées que repoussées par ce qu’elles voyaient ».
D’après Arthur Vernon, « il était quasiment impossible de faire témoigner des gens qui avaient été choqués par le spectacle ils ne voulaient surtout pas apparaître à l’écran dans un film traitant de ces choses-là. » Cela dit, faire un film résolument léger est un parti-pris cohérent avec les positions défendues par Arthur Vernon : désacraliser la sexualité, en faire une activité positive libérée du poids de la moralité.
En visionnant le documentaire, on a aussi parfois un léger sentiment de participer à un exercice de voyeurisme : dans le film, ce sont des personnages que l’on voit nus sur scène, mais ce sont aussi les actrices elles-mêmes qu’on voit nues à l’écran. « Certaines jouaient malgré tout un peu quand la caméra tournait » me dit l’une d’elles. Le sentiment de regarder une télé-réalité n’est en effet pas toujours loin.
Reste que si la censure n’est pas un sujet du film, les membres de la commission de classification du CNC ont rendu un premier avis contradictoire qui va de « Tous publics avec avertissement » à « interdit aux moins de 16 ans ». Le film devra donc passer par la session plénière avant d’obtenir son classement. Quant à l’avenir de la pièce « Rêveries d’une jeune fille amoureuse », on peut penser que le film lui donnera un petit coup de pouce, au vu de la réaction de plusieurs spectateurs après la projection : « en tout cas, ça donne très envie de voir la pièce ! »
Filles d’Eve et du Serpent