Faut pas croire : les bancs publics, les baisers timides, tout ça, c’est terminé. Les ados ont changé, les villes aussi. Tiens, je suis passée devant en voiture encore l’autre fois : Le jardin de la ville, pardon, il a un nouveau nom, il s’appelle Le théâtre de verdure. Vous allez me dire : C’est beau ! Vu comme ça, si c’est juste une histoire de mots… Moi, je pense que non, je préfère l’ancienne dénomination. Ça allait avec le cadre, deux entrées, un vieux portail, un portillon, qui se faisaient face. Un bassin, des carpes, des nénuphars, des chats aussi, les chats de la ville. Et puis des platanes entourés de pierres taillées en rond, ça faisait des sièges à l’ombre. Et puis des bancs de fer contre les haies. Et puis une aire de jeu pour les petits, avec des tobogans. Un peu plus haut, y avait un petit jardin bien ombragé avec des bancs (pour flirter) et un bac à sable (pour dissuader de flirter). C’était animé, c’était plein, de vieux, de jeunes, de mamans, de passants, de chiens en laisses qui n’avaient pas le droit de pisser mais parfois des insolents levaient la patte… La mairie a investi, ça a dû coûter des années d’impots, mais c’est beau. Un portail comme celui du Parc de la Tête d’Or à Lyon et en face le même, un parking souterrain et dans le nouveau parc des gazons magnifiques au pied des platanes, des allées de promenade, mais plus de poissons, plus de bassin aquatique et les chats sont en chatterie à l’Ecole du chat… Je suis passée à seize heures en voiture et y avait pas grand monde au jardin. La première question que je me suis posée c’est : Où flirtent les jeunes alors ? Où se donne-t-on rendez-vous, quand on habite en ville ? À la plage ? Mais c’est l’été, c’est la saison. Dans les parkings ? Dans leurs chambres ? Au fond je connais la réponse…
Bon, après, l’adolescence, c’est un concept, c’est comme un phénomène de société, quoi qu’on en dise. Je me souviens avoir lu les Histoires d’amour de l’Histoire de France. Tu peux les chercher les ados : à douze ans on les promet, même avant, à treize on les présente, à quatorze on les accouple et hop un p’tit prince ! Faudrait interroger aussi les gens qui ont eu quatorze ans pendant la guerre, pour comparer. Observer le sujet de quatorze ans dans des pays différents, avec d’autres cultures, aussi. J’ai pas toutes les réponses. Un jour, peut-être je ferai une enquête.
Bref, le jardin de la ville. Et l’école. Pour observer les ados, les comprendre, du moins les entendre, les écouter, c’est à l’école qu’il faut aller. Ça tombe bien, j’y suis. Dans le bureau, vous vous souvenez, le moche, le préféré des profs et aussi de leurs élèves. Aujourd’hui j’ai écouté et conseillé une belle jeune fille. Elle ne savait pas comment dire à sa mère qu’elle voulait voir sa meilleure amie tous les jours. J’ai demandé si l’amitié ne pouvait s’accomoder d’un peu de distance. Elle a dit non, elle a dit « je peux pas vivre sans mon amie ». Je lui ai dit que c’est cette phrase qu’elle devait dire à sa mère, que moi j’ai entendu toutes les phrases contenues dans une seule, j’ai bien entendu l’histoire d’amour et partant, une fille avec une fille. Elle a dit que ce qui est difficile, c’est d’imaginer ce que pense sa mère, le soir, si elle dort avec l’amie. J’ai répondu que sa mère pense la même chose que si elle dort avec un garçon. J’ai dit qu’elle pourrait de temps en temps passer un week-end sans dormir avec sa copine. Alors elle a dit : « Mais moi j’en ai envie ». J’ai entendu tout l’amour. J’ai dit : Tu aimes, c’est juste aimer quelqu’un. Elle a souri, elle a dit qu’elle allait parler à sa mère. Plus tard dans la journée sa mère a appelé, elle voulait remercier. C’est quand même pas si mal les nouveaux parents. Il y a les ados amoureux et les ados qui baisent. Un peu à cause de la télévision, à cause du Net, finalement à cause de la liberté. Ils racontent que souvent ça se passe sur les rails de l’ancienne voie ferrée envahie par les ronces. Que ça suce, que ça se fait payer, que parfois ça a douze ans. Je dis que c’est triste ça, que ça me semble tôt. Je dis que c’est dommage d’anticiper la sexualité, qu’il faut attendre la maturité des corps et des esprits. Je ne leur dit pas que la littérature érotique est pleine de Lolita et de jeunes dévergondés qui baisent sans scrupule et en y prenant grand plaisir. La littérature c’est pas la réalité, la littérature c’est autre chose. On en parlera une autre fois, d’ailleurs. Bref, l’adolescence c’est en pack avec la sexualité, c’est comme ça. C’est l’idée, ça va avec. Sans compter que ça peut commencer tôt cette histoire. Mais laissons les pipes rémunérées du côté des rails. Revenons au bureau. Depuis la fenêtre l’an passé, j’ai vu une scène, pendant la récré. Un attroupement et des gestes et puis le bruit des verbes hauts. Deux garçons de Troisième venaient d’échanger un baiser. Indignation générale, surtout chez ces jeunes messieurs. On a parlé. Avec les indignés pour leur dire que ce n’était pas un sujet pour s’indigner. Avec les palucheurs provocateurs, pour rappeler que la cour c’est pas le jardin de la ville et qu’on ne s’embrasse pas en public, beh oui, c’est l’école, y a la loi quoi. Entre nous, avec les parents, pour constater que l’évolution des mentalités, c’est pas gagné.
Parfois, je me dis qu’ils échapperont à notre vigilance et feront des bébés école dans les toilettes. Je voudrais pas, je voudrais qu’ils soient encore petits, comme quand ils jouent au ballon, comme quand les filles se coiffent, quand les garçons les font crier en sautant dans les flaques pour les énerver. Comme quand elles disent que je suis belle aujourd’hui et quand je réponds que c’est des sales gosses, que je suis belle tous les jours et que ça les fait marrer. Je veux pas qu’on les abime. Le sexe c’est beau, l’amour, la baise, c’est génial mais y a un temps pour tout. Je sais que j’ai faux, qu’ils ont une vie sexuelle et si ça me plaît pas c’est pareil. Que sûrement ça vient de ma culture cette idée que c’est mieux d’attendre. J’aurais pas fait une bonne hippie. Finalement je suis un peu comme ces gens rétrogrades. Parce que dans l’adolescence y a le sexe. Etpicétou. C’est une sexualité plus ou moins contenue, qui se contente ou pas de la masturbation.
Faut vivre avec son temps. Faut protéger les vieux jardins dans les villes. Faut accepter le parcours découverte des ados toute protection offerte. Moi je me dis qu’entre les moutards et les profs, l’école a pas fini d’avoir du taf.