Ben Brooks est né en 1992 dans le Gloucestershire. Il avait 19 ans à la sortie de son premier roman en Grande-Bretagne, 17 quand il l’a écrit (La nuit, nous grandissons, éd. Anne Carrière, La belle Colère, 2016).
Lolito vient de paraître en France.
Extrait choisi (p.9 à p. 12)
On a quinze ans et on boit du cidre tiède sous les pins du parc de la cathédrale. Il est 19 h 30. La lune s’est levée, orange et pâle, et ça sent l’herbe fraîchement coupée. Alice sort un tube de StopAcné, me le fourre dans la main et s’allonge en fermant les yeux. Sam et Aslam parlent de chiens, de terrorisme et quel rappeur est le plus riche.
« Pas au-dessus des sourcils, ordonne Alice. La dernière fois, tu m’en as mis sur le front et, quand il a plu, j’avais les yeux gonflés.
— Mais t’as vu le pognon qu’il s’est fait avec ses casques, objecte Aslam. Les casques, mec.
— Ok, je réponds à Alice.
— Mets-en derrière les oreilles, par contre.
— Il est pas mort ? demande Sam.
— Tu n’as pas de boutons derrière les oreilles.
— Il est vivant, c’est sûr et certain.
— Mais je pourrais en avoir. »
Alice, c’est ma petite amie. Elle a un nez pointu, chausse du 37,5 et souffre du syndrome de Raynaud. Le matin, sa bouche a un goût de lait caillé. Si j’imagine ses dernières recherches Google, ça donne ça : comment fabriquer un oui-ja, est-ce que la sodomie fait mal, Haruki Murakami.
Je lui masse les joues en décrivant de petits cercles pour faire pénétrer la pommade blanche. Elle jette ses chaussures dans l’herbe. Ses pieds ont la forme de cerfs-volants.
« Je pars en vacances, à Pâques, annonce-t-elle. Mon père vient de me le dire. On va à Antigua.
— Oh. »
Je ne veux pas qu’elle parte en vacances à Antigua. D’ailleurs, je ne sais même pas ce que c’est, Antigua. Depuis deux ans, à toutes les vacances scolaires, on reste dans son lit, immobiles, à mater Les Experts : Manhattan en gobant des pâtes de fruits au cassis.
« C’est quoi, Antigua ? demande Aslam.
— C’est comme, euh… » Elle fronce le nez. « Nan, j’en sais rien.
— Hawaï ?
— Quoi ?
— Non, j’interviens. C’est pas comme Hawaï. »
Alice ouvre un œil. « Tu ne sais pas ce que c’est. T’y connais rien, en pays. » J’étale la glu blanche sur son cou jusqu’à absorption. La peau sur ses clavicules est toute rêche et épaissie par l’application quotidienne de peroxyde de benzoyle.
« N’empêche, je pense pas que ce soit pareil.
— Bah si, ça pourrait. » Elle me lance son regard genre t’as-pas-intérêt-à-l’ouvrir, repousse ma main et se redresse. Elle avale une gorgée de cidre et des diamants éclatent dans ses joues, alors je me répète intérieurement que je n’ai aucune envie qu’elle aille à Antigua, où que ce soit. « Ça pourrait carrément être Hawaï.
— Hawaï, c’est un pays, et Antigua, c’est un pays différent.
— Hawaï, c’est un Etat.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Oh, intervient Sam. Nous, on va chez tante, à Crewe.
— Tu pars aussi ?
— Ça fait chier. Qu’est-ce qu’on va faire, nous ?
— J’en sais rien. »
Sauf que je sais ce que je veux faire. Je veux rester au lit à mater des documentaires sur la faune marine tropicale et me masturber de temps en temps devant des présentatrices de téléshopping. Et appeler Alice trois fois par jour pour m’assurer qu’elle ne fourre pas sa langue dans la bouche d’autres mecs que moi.
« Etgar ?
— Quoi ?
— Qu’est-ce que tu vas faire, toi ?
— Mes parents ont prévu un truc. Moi, que dalle.
— Bon allez, on fait quelque chose. »
Un homme imposant passe sous un réverbère. Il me rappelle vaguement quelqu’un, comme si je l’avais vu en rêve, ou à travers le pare-brise d’une voiture. Je sens tout mon corps se raidir. Je l’imagine nous plaquer un torchon imbibé de chloroforme sur la bouche, transporter nos corps, puis nous démembrer d’un air solennel sur le sol en béton d’un hangar puant l’urine. Je pose ma main sur celle d’Alice. « Pourquoi pas, je finis par dire.
— On pourrait faire un bukkake sur mon chien et filmer le tout.
— Je veux pas faire ça.
— Très bien. »
Je regarde le type rapetisser et disparaître, avant de réapparaître brièvement sous un halo de lumière orange. On liquide le cidre et on se sépare après s’être dit au revoir. J’accompagne Alice chez elle. Son père est en train de fumer dans la véranda, on monte, on met Radio 4 et on s’endort sur une mélodie inintelligible.
Avis
Lolito est le cinquième roman de Ben Brooks. A sa sortie, il a été salué par une partie de la presse britannique et notamment par l’artiste pluridisciplinaire Nick Cave : « Lolito est le livre le plus horriblement drôle que j’ai lu depuis des années. »
Mais qu’a pu donc écrire Ben Brooks de si extraordinaire ?
Brooks reprend ici son thème fétiche : l’adolescence. Son héros Etgar a 15 ans. Il boit du thé au Nesquik et goûte à tous les alcools des placards de la maison pendant que ses parents sont partis en Russie. C’est encore un gamin mais Etgar a déjà écrit des lettres adressées à ses enfants qui ne naitront jamais puisque Alice, sa petite amie, a avorté. Etgar s’ennuie, seul avec son chien Amundsen. Il aimerait regarder des documentaires mais passe des heures sur son lit, devant des vidéos sadiques comme il se masturbe en matant des présentatrices météo et pleure son amour, Alice.
Etgar et Alice étaient ensemble depuis l’âge de 13 ans. Ils fréquentent le même collège, la même bande de potes. C’est l’un d’entre eux qui a appris à Etgar qu’Alice l’a trompé. Ce qu’il vérifie en piratant le compte Facebook d’Alice. Etgar éprouve de la rage et une grande tristesse. Il se sent trahi et se met à errer sur Internet. C’est sur un site de rencontre qu’il fait connaissance avec Macy, une femme de 36 ans.
Ben Brooks n’a pas un style hors du commun mais il décrit avec précision ce moment charnière où l’adolescent bascule vers l’âge adulte, les hormones et la tête en fusion. Le lecteur partagera au plus près les émotions d’Etgar, cet ado de 15 ans qui découvrira l’amour auprès de Macie aussi paumée que lui. Mais l’accent n’est pas mis sur cette relation qui pourrait faire les choux gras de la presse, non, l’écrivain a choisi de mettre l’accent sur l’histoire d’amour d’Etgar et Alice, avant, pendant et après.
Une nouvelle fois, Ben Brooks dépeint avec beaucoup de talent sa génération, ses peurs, ses rêves, ses expériences et ici encore, certains adolescents qui apprennent la vie via une connexion haut débit. Est-ce qu’on est sérieux quand on a 15 ans ? A vous de lire !
Lolito, Ben Brooks, éditions Anne Carrière coll. La belle Colère 300 pages 19 €
Traduction de l’anglais (G-B) par Marie de Prémonville
L’article LOLITO de BEN BROOKS : on n’est pas sérieux quand on a 15 ans ? est apparu en premier sur Impudique Magazine.