A la fin du XVe siècle, dans les riches familles italiennes, les chambres à coucher s’ornent d’images érotiques –les premiers nus de la renaissance– qui ne sont pas destinés à être vus de n’importe qui. Curieusement, ces nus sont allongés. Comme les gisants !?
Les premiers nus «modernes» apparaissent dans la seconde moitié du XVe siècle en Italie. Ces images sont peintes sur des panneaux ornant la tête du lit, par exemple, afin qu’en se couchant les jeunes époux aient sous les yeux des Venus alanguies et des dieux dénudés. Les scènes antiques sont censées leur inspirer des pensées conformes à ce qui est attendu d’eux : la reproduction. Mais leur dimension transgressive n’échappe pas aux contemporains (1). On les cache. Les images les plus «obscènes» ne se trouvent d’ailleurs pas sur la tête du lit (trop visibles). Elles sont dissimulées dans l’intérieur des coffres de mariage appelés cassoni que les fiancés offrent alors (par paire, symbole de l’attachement conjugal) à leur future épouse pour y ranger sa dot…
Les coffres voluptueux pour jeunes mariés
Au départ, ces coffres nuptiaux n’ont rien d’offensant. Sur le devant, un large panneau représente une scène allégorique ou une scène de vie : chasse au cerf, innocent repas de fête. Progressivement, un autre motif apparaît en secret : des femmes nues allongées déploient leurs charmes sulfureux sur le panneau intérieur du couvercle. Dérobées au regard quand le coffre est fermé, elles surgissent «d’un mouvement à quatre-vingt-dix degrés de son support», ainsi que le formule Delphine Lesbros. Dans un article consacré à ces troublantes figures d’apparition, elle note que jusqu’ici les personnages couchés dans l’art occidental étaient des morts. Les nus allongés des cassoni, en appui sur un coude, les hanches et la poitrine face au spectateur, évoque celle des banqueteurs (mangeurs allongés sur des banquettes) dont l’origine est attestée «en Assyrie au milieu du VIIe siècle avant notre ère […] et qui gagne le monde grec au tournant du VIIe et du VIe siècles».
La position allongée des transis
Bien que cette pose demi couchée soit fort peu confortable, elle est si fortement associée à l’idée du banquet –donc du pouvoir et de l’aisance– qu’elle finit par être adoptée chez les Etrusques pour les couvercles des sarcophages, ornés de statues représentant le défunt et la défunte (souvent en couple) «parés de tous leurs atours pour franchir le seuil de la mort avec ostentation». Faut-il y voir un hasard ? C’est la ville de Florence qui lance la mode des coffres nuptiaux, dont la forme se rapproche des sépultures antiques. Or seuls quelques kilomètres séparent Florence de la cité étrusque de Fiesole… Lorsque les peintres de la renaissance reprennent le motif funéraire de la personne allongée, par effet de renversement, ils ne le placent pas sur un couvercle de sépulture (une boîte à cadavre) mais sur celui d’un cassoni (une boîte contenant entre autres des draps pour un lit deux places, de la lingerie et des layettes). S’agit-il d’un hasard ?
Hommage à Daniel Arasse
La forme du coffre nuptial rappelle celle d’un cercueil. Son couvercle, relevé, fait apparaître une figure allongée qui rappelle une statue funéraire. La similitude est frappante. Même s’il reste difficile de comprendre comment le passage a pu se faire entre les statues souriantes des morts et les nus érotiques de la renaissance, on ne peut qu’être frappé (à l’instar de Delphine Lesbros) par le continuum qui lie les couples, à plusieurs siècles de distance, qu’ils soient au seuil de la vie nuptiale ou… éternelle. La chercheuse dédie d’ailleurs son article à Daniel Arasse, qui fut son maître et à qui elle rend hommage. On doit à Daniel Arasse un texte un peu hermétique mais très beau sur un des premiers tableaux de nu recensé au XVIe siècle, lorsque les figures de femmes allongées se levèrent des coffres où elles étaient enfermées et dissimulées, pour aller orner des tableaux sur les murs, en exposant leur chair de façon transgressive.
Voir, c’est être vu
Intitulé «La femme dans le coffre», le texte fondateur de Daniel Arasse porte sur la Vénus d’Urbin de Titien (Florence, Offices, 1538) montrant une beauté demi-couchée sur une banquette, la main logée entre les cuisses, les yeux plantés dans ceux du spectateur et derrière laquelle on distingue, dans le fond d’une pièce dallée, une servante accroupie devant le couvercle relevé d’un cassoni.
De ce tableau inouï, perturbant, Daniel Arasse délivre la clé : il ne s’agit pas d’une scène montrant une jeune mariée (ni une prostituée) allongée dans une pièce au fond de laquelle se situe une servante. La femme au premier plan c’est celle que la servante regarde sur le couvercle. Nous qui regardons cette femme, nous sommes placés exactement dans la position de la servante, subjuguée par cette vision en gros plan. L’image de la femme nue est donc un tableau dans un tableau, une image en abyme (pareille à celle de la vache qui rit dont les boucles d’oreille s’ornent d’une vache qui rit), renvoyant l’acte de voir à celui d’ouvrir une boîte interdite. On ne viole pas des sépultures sans encourir une malédiction. On ne regarde pas Vénus sans devenir coupable. Que les premiers nus de la renaissance aient d’abord été peints dans des coffres éclaire en tout cas certainement notre compréhension de ce qu’est la modernité.
.
A LIRE : « Vice-Versa. Regard sur les figures couchées dans les couvercles des forzieri », de Delphine Lesbros, Images Re-vues [Online], 2006.
«La femme dans le coffre », de Daniel Arasse, On n’y voit rien, Descriptions, Paris, Denoël, 2000.
NOTE (1) Savonarole, notamment, les dénonce comme des turpitudes. «Ainsi la jeune mariée chrétienne apprend davantage sur les ruses de Mars et de Vulcain que sur les délicieux martyres des femmes saintes racontés dans les deux testaments.» Il réclame la destruction de tous ces meubles offensants et sous son influence un immense bucher sera dressé à Florence, voyant disparaître des centaines de chefs d’œuvre.
ILLUSTRATIONS
(1) Coffre venant de l’atelier de Giovanni de ser Giovanni Guidi (Lo Scheggia), Statens Museum for Kunst.
(2) Sarcophage étrusque.