En Occident, la masculinité reste sous-tendue par l’angoisse dite “de castration”, c’est-à-dire par le rejet violent d’une féminité perçue comme une «perte» du pénis. Serait-il possible de penser la différence des sexes autrement qu’en termes de «moi, j’en ai une, et toi pas» ?
En 1922, Freud publie un
texte intitulé La tête de Méduse dans lequel il raconte ce traumatisme
commun aux hommes qui, enfant, auraient vu le sexe de leur mère. Bien qu’il
soit relativement normal qu’un enfant soit perturbé s’il a vu quelque chose
d’interdit, Freud élucubre un récit différent. De cette banale histoire de
transgression, il donne une lecture très subjective. Si la vision d’une vulve
hirsute provoque un choc, ce n’est pas seulement parce qu’elle transgressive,
c’est surtout et avant tout, dit-il, parce qu’elle s’accompagne d’une prise de
conscience : «la femme ne possède pas de pénis». Vision d’épouvante,
affirme Freud, qui fait du corps féminin le lieu d’un fantasme personnel auquel
il donne le nom de «complexe de castration». Son raisonnement est le suivant :
aux yeux de l’enfant, «la femme [étant] châtrée, une menace pèse sur la
possession de son propre pénis à lui». S’il faut en croire le père de la
psychanalyse, le garçon associera forcément l’image de la vulve à celui d’un
organe tranché.
Les vulves vous
causent-elles de «l’effroi» ?
Pour appuyer cette thèse
fantaisiste, Freud fait l’analogie avec le mythe de Méduse, qui fut décapitée.
La décapitation, dit-il, est une métaphore de la castration. L’histoire raconte
que la tête tranchée de Méduse, hideuse, avait gardé
le pouvoir de pétrifier ceux qui la voyaient. La vulve, explique Freud, possède
le même pouvoir : elle fige les spectateurs d’effroi, les pétrifie
d’horreur. Leur pénis qui durcit en témoigne. Face à la menace de la
castration, l’homme n’a d’autre choix que réaffirmer la puissance phallique, en
dressant son pénis afin de se rassurer. Plus tard, brodant sur cette théorie,
Freud développe l’idée que le fétichisme (des talons hauts par exemple, des
seins ou des corsets) est une façon pour l’homme de surmonter sa peur en
faisant comme si la femme en avait un : le fétiche est le substitut
du pénis absent chez la femme.
«Elle l’a vu, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir»
En 1925 (1), ajoutant une ligne de réflexion à sa théorie, il compare le cas des hommes et
celui des femmes lorsqu’ils et elles découvrent la différence des sexes. Dans les deux cas, c’est
un choc, dit Freud, causé par la découverte d’une «absence de pénis». Cette
absence est vécue par les hommes comme menace, par les femmes comme
frustration. En grandissant, le garçon traumatisé développe des fétichismes
pour lutter contre l’angoisse de castration (2). Quant à la petite fille,
réalisant avec terreur son «manque» de pénis, elle va tout faire pour en
récupérer un sur le plan symbolique… Lorsqu’elle deviendra grande, elle mettra
au monde un garçon, par exemple. Pour Freud, le complexe de castration affecte
les deux sexes, mais de façon différente. Durant toute sa vie, l’homme sera
rongé par l’«angoisse de castration» et la femme obsédée par l’«envie de
pénis». L’homme vivra dans la peur, la femme dans l’insatisfaction. L’homme
sera anxieux et paranoïaque ; la femme insatiable et rancunière.
La femme est-elle en
pénurie de pénis ?
Dès 1925, cette théorie est critiquée. Le primat du phallus, notamment, suscite la controverse :
pourquoi les femmes se percevraient-elles comme «en moins» de pénis, alors
qu’elles sont tout simplement en moins de droits et de libertés ? Bien que le
concept de castration véhicule et renforce les clichés misogynes, en réduisant
(encore et toujours) la femme au statut de mâle «manqué» et son sexe au rang
d’organe atrophié voire «absent», il est volontiers repris par les freudiens.
Il devient même central chez Lacan qui invite à identifier un complexe de
castration derrière tous les comportements. La cigarette étant de forme
phallique, fumer devient un «geste barrière» contre la perte de virilité.
Conduire un bolide est interprété comme une l’expression compensatoire et
manifeste du désir de pénis. Perdre une dent revient à somatiser une blessure
narcissique intime… La castration devient le concept à tout faire et, surtout,
le moyen idéal de faire taire les femmes en les assignant de façon méprisante
au statut d’éternelles frustrées. «Tu veux un pénis ? Viens le chercher,
chérie.»
N’ayez pas peur : ça ne mord pas !
En 1975, exaspérée par la
castration-mania, une chercheuse nommée Hélène Cixous
–alors enseignante en lettres, romancière récompensée par le prix Médicis et créatrice de la revue Poétique (avec Gérard Genette et Tzvetan Todorov)–, publie Le Rire de la Méduse dans la
revue L’Arc. Cet article qui, en France, passe rapidement aux oubliettes (3),
devient culte à l’étranger. Il est traduit dans de nombreuses langues et, dès 1976,
enseigné dans les Universités en Amérique du nord, inspirant une foule
d’artistes et de penseurs subjugués par cette langue frondeuse, lyrique, avec
laquelle Cixous attaque ce qu’elle appelle «le dogme de la castration» : «On
nous a figées entre deux mythes horrifiants : entre la Méduse et l’abîme. Il y
aurait de quoi faire éclater de rire la moitié du monde, si ça ne continuait
pas.» Invitant les adeptes de Freud
à «regarder la Méduse en face», Hélène Cixous ironise : cette vulve qui
n’a jamais tué personne, elle ne ferait pas de mal à une mouche. Au fond, Doktor, de
quoi avez-vous peur ?
«Ils
ont besoin que la féminité soit associée à la mort»
N’est-il pas
étrange que certains mâles soi-disant «s’effondrent à découvrir que les
femmes ne sont pas des hommes?» Pour Hélène Cixous, cette fable n’est qu’un
leurre, le moyen stratégique de perpétuer une véritable guerre des sexes en
dressant, littéralement, les uns contre les unes. Aux femmes, on a fait
croire qu’elles n’avaient qu’un «trou» entre les cuisses, que leur sexe était passif et que leur sexualité procédait du manque, du vide ou de l’attente.
Inversement, aux hommes on a fait croire que leur destin était de pénétrer,
conquérir, embrocher, mais jamais le contraire. Afin qu’ils ne cèdent pas à la
tentation, on leur a raconté cette histoire de Méduse –le pire danger c’est la
féminité–, afin qu’ils se construisent par opposition à elle, dans le refus et
la terreur de tout ce qui est négativement imputé aux femmes : l’émotivité, la
sensualité, la douceur… Mais pourquoi les hommes sortiraient-ils perdants
d’explorer cette part refoulée d’eux-mêmes ? Et réciproquement, pourquoi les
femmes devraient-elles avoir honte de «se taper» des garçons ou d’exprimer
leurs envies ?
Le peu
enviable destin de l’homme
Plaignant
l’homme, parce qu’il est élevé «dans l’effroi», Cixous écrit : «À force
d’affirmer le primat du phallus, et de le mettre en œuvre, l’idéologie
phallocratique a fait plus d’une victime : femme, j’ai pu être obnubilée par la
grande ombre du sceptre, et on m’a dit: adore-le, celui que tu ne brandis pas.
Mais du même coup on a fait à l’homme ce grotesque et, songes-y, peu enviable
destin d’être réduit à une seule idole aux couilles d’argile. Et, comme le
notent Freud et ses suivants, d’avoir si peur d’être une femme !» Dans Le Rire de la Méduse, militant pour que tou-te-s acceptent leurs ambivalences,
Hélène Cixous affirme «vouloir le deux, et les deux, l’ensemble de l’un et
l’autre non pas figés dans des séquences de luttes et d’expulsion ou autre mise
à mort, mais dynamisés à l’infini par un incessant échangement de l’un entre
l’autre sujet différent […]» Il n’y a aucune raison que les femmes continuent
de faire allégeance au manque, conclut-elle. «Rien n’oblige» non plus les gens «à penser la constitution du sujet en termes de drame à répétitions
blessantes, et à renflouer sans cesse la religion du père.»
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A LIRE : Le Rire de la Méduse et autres ironies, Hélène Cixous, éditions Galilée, 2010.
«En-corps, brèves observations sur le manifeste d’Hélène Cixous», de Martine Reid, Tangence, 2013.
NOTES
(1) Sigmund Freud (1925), « Quelques conséquences psychiques de la différence sexuelle anatomique », in Œuvres complètes, Paris, Puf, 2000, vol. XIV.
(2) Sigmund Freud (1927), « Le fétichisme », in Œuvres complètes, Paris, Puf, 1994, vol. XVII.
(3) Le texte ne fut d’ailleurs pas disponible en volume avant 2010, soit 35 ans après sa publication.
POUR EN SAVOIR PLUS :
Un beau portrait d’Hélène Cixous (Le Temps)
«Qu’est-ce que la féminité ?»
«Invention de la femme : viens poupoule, viens !»
«La première idée, c’était d’évacuer le pénis»
«Sommes-nous sexuellement libérés ?»
«Faire l’amour pour faire plaisir ?»