Pourquoi aimons-nous les lolita ? Parce qu’elles n’ont pas d’enfants. Eternellement jeunes et stériles, elles n’offrent rien d’autre que le plaisir du sexe, détaché de toute contingence biologique. Avec elles, pas de reproduction. Ouf !?
Du moment qu’elles tombent enceintes, les lolita meurent. Comme dans le roman de Nabokov, leur destin est de périr à l’instant même où elles donnent la vie. Pour Marika Moisseeff, chercheuse au CNRS, ethnologue et psychiatre, la lolita s’oppose radicalement à la figure de la mère et c’est la principale raison de son succès : en Occident, la génitrice est perçue comme une figure négative, associée de façon abusive à une forme de vie inférieure. On parle de «pondeuse», comme d’un serpent. On dit qu’elle a été «mise en cloque», comme si le foetus était une sorte d’excroissance bizarre. Le bébé est d’ailleurs souvent décrit à la façon d’un parasite. «Vingt minutes de plaisir, vingt ans d’ennuis», disent les plaisantins, penchés sur le berceau du nouveau-né dont les cris suscitent des réflexions consternées et des comparaisons peu flatteuses entre un bébé et une MST.
Dans l’imaginaire occidental, le bébé est souvent «présenté comme un corps étranger – un parasite – prenant possession du corps maternel et l’aliénant à ses propres désirs», explique Marika Moisseeff qui note également que les enfants sont souvent rebaptisés d’une sorte de nom d’insecte : on les nomme «chronophages», parce qu’ils consomment le temps et l’énergie de leurs parents, «tout particulièrement de leur maman, la métamorphosant en esclave totalement dévouée à son petit. Ce que Winnicott désignait sous l’expression de “préoccupation maternelle primaire“ : à la fin de la grossesse et pendant les quelques semaines qui suivent la naissance, la mère développerait un intérêt exclusif pour son nouveau-né.» Lorsqu’elle est mère, il est en effet courant de dire qu’une femme se change en créature purement faite d’instinct maternel, que le sexe n’intéresse plus. Terrifiante métamorphose qui la voit se replier sur le noyau fusionnel qu’elle forme avec sa progéniture, rompant avec son époux les liens que la culture avait noué, au profit d’archaïques pulsions. En Occident, la transformation de la femme en mère est conçue comme une métamorphose qui ramène la femme au stade très antérieur de l’évolution.
Faut-il y voir un hasard ? «Plus une espèce est évoluée sur le plan biologique, moins elle procrée». C’est un fait scientifique reconnu : à la différence des méduses qui lâchent des millions d’oeufs dans les flots, les escargots n’en pondent que des centaines. Les chats ont des portées de 5 à 8 petits, tandis que les humains n’ont, sauf exception, qu’un enfant à la fois. Pour le dire autrement : les organismes les plus récents dans la phylogénie génèrent une progéniture plus faible que les espèces les plus anciennes. Partant de ce constat, les adeptes du néo-darwinisme en ont déduit que, de la même manière, les sociétés les plus évoluées sur terre étaient certainement celles qui se reproduisaient le moins. D’une vérité scientifique, on a donc fait un préjugé. Il est d’ailleurs courant de penser que les familles nombreuses sont soit celles d’intégristes religieux qui vivent repliés en communautés, coupés du monde moderne, soit celles d’étrangers venus de pays sous-développés, dépourvus de sécurité sociale, où la progéniture représente l’équivalent d’une assurance-vie. Pour ces familles issues de milieux dits «passéistes» ou «retardataires», faire des enfants c’est se soumettre à des lois que les prétendus «modernes» qualifient de «rétrogrades».
La séduction de la lolita repose en grande partie sur ce système idéologique binaire qui, depuis la seconde guerre mondiale, associe la jeune fille à l’idéal du progrès et la mère à l’image négative d’une grosse truie (pour le dire gentiment).
Rattachée à l’univers technologique et hédoniste de la «culture» et de la raison, la lolita cristallise le désir de vivre dans un corps artificiellement maintenu en suspens dans toute sa splendeur juvénile. Elle est un réservoir d’énergie vitale pour ceux qui rêvent d’échapper aux contingences corporelles. Par opposition, la mère est devenue la figure repoussoir de notre société. Celle que, ailleurs, on vénère et respecte, chez nous n’est plus qu’une femelle guidée par l’instinct génésique qui la pousse à trouver un mâle protecteur, afin de pouvoir mettre au monde ses petits. La mère, ainsi que l’explique Marika Moisseeff, n’appartient d’ailleurs pas au genre humain dans notre imaginaire : la plupart des films et des livres font de la femelle gestante l’équivalent d’alien. Une machine létale, gluante, mi-sangsue mi-méduse. Comparée à l’alien, la lolita paraît plus attirante. Et pourtant… la lolita, elle aussi, relève d’un mythe de science fiction.
La toute première des lolita n’est en effet pas celle de Nabokov, mais celle d’un auteur de science fiction, Philip José Farmer. Ainsi que le révèle Marika Moisseeff, tout vient d’une nouvelle publié en 1952, ensuite réécrite en version longue sous le titre Les amants étrangers (The lovers). C’est l’histoire d’un ethnolinguiste banni sur une planète étrangère, qu’une très jeune fille issue du peuple des «lalithas» initie aux délices du sexe. Il la prend pour une humaine et ne perce son secret que le jour où, tombée enceinte, la jolie lalitha meurt. Tel est le destin de ces créatures extra-terrestres. Du moment qu’elles deviennent des mères, elle expirent. Nabokov a-t-il lu la nouvelle de Farmer ? Probablement. Dans son roman (publié en 1955), Lolita meurt… en 1952, année de publication de la nouvelle de Farmer.
Mais il est fort probable également que Nabokov se soit inspiré également d’une autre femme pour créer Lolita : la seconde épouse de Charlie Chaplin, nommée Lillita. Elle a 7 ans lorsqu’elle rencontre pour la première fois Chaplin : il fréquente le bar où se mère travaille comme serveuse. De leur histoire, on ne sait pas grand-chose. «Chaplin se contente tout d’abord de donner des petits rôles à Lillita. Mais en 1924, alors qu’elle a seize ans, elle tombe enceinte et son oncle fait opportunément remarquer à Chaplin, qui a alors trente-cinq ans, que des relations sexuelles avec une mineure équivalent, sur le plan juridique, à un viol. Le mariage s’impose donc immédiatement […]. Pendant les deux ans que dura son mariage, il sera contraint d’héberger la mère de son épouse – de même qu’Humbert Humbert est obligé d’endurer la mère de Lolita. Leur divorce, prononcé en 1927, sera sordide et Chaplin sera hospitalisé pour dépression nerveuse à New York ; sa chevelure aurait à cette occasion blanchi prématurément. Les journaux se repaîtront de cette scandaleuse histoire.» Difficile de croire que Nabokov et Farmer n’en aient jamais eu vent… Lorsque le mythe de la lolita naît, c’est donc sur fond de scandale hollywoodien, dans le contexte d’un essor économique qui voit l’American way of life répandre partout le poison d’un rêve collectif de jeunesse éternelle, de sexe sans danger et de corps… délivré.
A LIRE : «Les lolitas ou l’histoire d’une altérité structurelle», de Marika Moisseeff. Publié dans la revue Adolescence, numéro 49, en 2004 (p. 605-618).
POUR EN SAVOIR PLUS : Mamelle ou objet érotique ? ; La lolita, entre interdit et industrie ; Alien Tampon : femmes monstres et fins du monde ; Le massacre des lolitas ; Que faire face à la curiosité sexuelle des enfants ?
ILLUSTRATION : en haut, Mark Ryden, publié par Taschen. «Pinxit». Edition limitée à mille exemplaires, signés de l’artiste. Au milieu, illustration de Hélène Bruller, co-auteure avec Zep du Guide du zizi sexuel et auteure de Je veux le prince charmant, série satirique sur les femmes, les mères, les salopes, etc
Merci à Sophie, mère forte ; à Greg, père tendre ; à leur enfant Laërte.