Certains souvenirs nous hantent. Ce sont des fantômes qui reviennent la nuit. Dans Théorème de l’assassinat, le romancier-poète Jean Streff explore le lien entre souvenirs traumatiques et rédemption, souffrance et masturbation.
«Toute exaction doit être exacte.
Comme l’horloge parlante,
dont je compose le numéro la nuit,
seul dans ma chambre,
pour entendre une voix».
Dans un roman constitué de cut-up, Jean Streff –auteur de nombreux ouvrages consacrés au SM (Le masochisme au cinéma)– déroule la trame obsessionnelle d’un fantasme de meurtre. Beaucoup d’enfants ont leurs premiers émois face à des photos de prédateurs, de cadavre ou de torture. D’autres se masturbent sur le souvenir qui les a traumatisé, pour en convertir positivement l’influence. Ce qui n’est pas sans rappeler l’usage que font certains mystiques des images représentant le Christ ensanglanté… Le héros du roman de Jean Streff leur ressemble. C’est un nabot qui médite. Enroulé dans «la couverture bleue ciel de son lit», comme dans le suaire de son enfance martyrisée, il rêvasse en contemplant le plafond de sa chambre et ses yeux y découvrent une faille jusqu’ici invisible. Des visions de fin de monde, de suicides et de meurtres alternent alors, au fil d’une poétique errance dans les méandres du cerveau.
«Combien d’années m’éloignent de la vision crépusculaire de cette foule grouillante qui désormais hurle chaque nuit dans mes rêves d’insectes rampants, […] d’enfants allaités par des femmes avortées, dont l’entrejambe cicatriciel coule encore du sang d’un immonde désastre».
Le nabot rêve de se planter un jour sur le trottoir d’une avenue, et debout au milieu d’un cerceau qui lui a offert sa maman quand il avait cinq ans (le même cerceau, mais en flammes, à travers lequel on demande aux lions de sauter dans les cirques), il rêve qu’il brandira une arbalète, à moins qu’il ne s’agisse d’un fusil-mitrailleur, face à la foule. Seul face à la foule comme le lion dans son arène circulaire et sans issue… Nous sommes tous enfermés dans ce cirque, comme les premiers saints, seuls à devoir affronter nos peurs.
«Au milieu d’un cordage faisant cercle sur le sol,
les jambes écartées, je tire sur cette foule compacte.
Les fantômes avancent vers moi.
En rangs serrés, ils marchent vers moi.
Cette foule hideuse, immonde,
sur laquelle je tire sans cesse,
abandonné dans le cercle de mon agonie.
[…] jusqu’à l’épuisement des chargeurs de ma mitraillette,
jusqu’à ce qu’ils m’assaillent à gauche,
tandis que les ultimes balles sifflent à droite,
jusqu’à ce qu’ils me piétinent,
m’éventrent, me lacèrent, m’écorchent vif».
Cette marée de fantômes sur laquelle il tire, «jusqu’à la fin des hommes et du temps» finit toujours par le déborder. Alors le nabot rêve qu’on lui retire sa peau. Le voilà écorché, tel un Christ abandonnant la chrysalide de son suaire derrière lui. Il ne reste dans la tombe qu’un tas de tissu (Evangile de Jean XX, 5-8 ; Evangile de Luc XXIV, 12) car, ainsi que l’écrit Thomas d’Aquin (qui cite l’Epître de Paul aux Philippiens) : Jésus a transformé «le corps de notre misère en corps de sa gloire», invitant les humains à suivre son exemple. Comme lui, nous devons nous transfigurer. Faut-il y voir un lien avec ces fantômes que la tradition populaire affuble d’un drap blanc ?
Dans un article intitulé «La peau du mort», l’anthropologue et philosophe Christine Bergé se penche sur toutes les enveloppes symboliques qui figurent, en Occident, les «revenant». Le Christ est le premier des revenants chrétiens, dit-elle, ce qui explique probablement pourquoi, sur son modèle, les morts reviennent drapés dans un tissu blanc qui semble flotter sur du vide. Ces tissus «manifestent un même travail psychique de cicatrisation : celui des endeuillés sécrétant à leur insu une sorte de “peau commune“ qui les relierait aux absents. Ainsi naissent ces enveloppes symboliques qui rendent la mort acceptable en tissant des formes de “vie“ intermédiaire.» Ainsi naissent également, dans «Théorème de l’assassinat», ces visions flottantes en lambeaux qui parlent de cicatrices semblables à des sexes. Elles sont autant de failles à sonder, toucher du doigt ou embrasser, afin qu’à travers elle une forme de réconciliation avec la souffrance puisse avoir lieu. Dans son roman, le nabot va à l’Eglise Sainte-Madeleine, pour y accomplir, toujours, le même rituel :
«Je m’agenouillais sur un prie-dieu devant l’effigie du fils sur la croix. Je le suppliais de me guérir […] :
— Aidez-moi, Seigneur, à discerner le bien du mal.
[…] Ou encore :
— Faîtes-moi mourir en criant mon amour à celle qui n’est jamais venue.
À la fin des oraisons, je sortais le couteau à cran d’arrêt de ma poche, en faisais jaillir la lame et la plantais dans la tunique du Christ. Cela me faisait rire à chaque fois quand je quittais le lieu saint. Avec mon couteau jaillissant de son bas ventre, on aurait pu croire que le fils de l’homme bandait».
Jésus Christ n’en finit jamais d’être percé et, en retour, de bander dans les textes qui parlent de ses apparitions. La première fois qu’il revient sur terre, les Evangiles disent qu’il dévoile ses blessures et demande à être «touché». Le plus célèbre tableau de cette scène représente une forme de pénétration. Saint Thomas enfonce deux doigts dans la plaie béante du Seigneur, plaie curieusement semblable à un oeil crevé. «C’est bien moi [dit Jésus], touchez-moi et constatez, car un esprit n’a ni chair ni os» [Luc, XXIV, 39]. Priant ses condisciples d’entrer en contact avec lui, l’apparition affirme : «Je ne suis pas un trompe-l’oeil». C’est yeux fermés qu’il faut aller vers lui. Christine Bergé cite, à ce propos, la mystique Angele de Foligno (1248-1309), qui, «le regard saturé des images du Christ en blessures, ferme les yeux et attend la rencontre». Les visions de cette sainte ont donc lieu sous ses paupières closes…
«J’étais debout dans la prière, dit-elle, le Christ se montra à moi et me donna de lui une image plus profonde. Je ne dormais pas. Il m’appela et me dit de poser mes lèvres sur la plaie de son côté. Il me sembla que j’appuyais mes lèvres, et que je buvais du sang, et dans ce sang encore chaud, je compris que j’étais lavée».
Christine Bergé commente : «Entre la vision corporelle et la vision intellectuelle, saint Augustin avait placé la vision spirituelle (imaginatio). C’est celle-ci que développent les mystiques, afin de percer le stade de l’image-miroir (['imago) jusqu’à venir toucher la chose même. Comme l’a montré Jean-Claude Schmitt [2002] l’image médiévale n’est pas une surface, elle est à la fois contact et profondeur. Elle garde quelque chose d’une magique appartenance, puisque la similitude qu’elle partage avec l’objet présenté est une façon de faire corps avec lui. L’image est donc bien plus qu’un support ; elle est un chemin dans lequel on entre par la voie de la méditation. Ce qu’on entend par le terme de méditation recouvre en grande partie une pédagogie du regard, elle-même reliée à une mise en condition corporelle qui vise à décentrer les sens de leur objet ordinaire. Focaliser le regard sur un être unique, opérer une forme de fixation hypnotique jusqu’à vivre la fusion avec l’objet regardé, c’est une prémisse ordinaire aux dévotions. L’exercice permet de se sentir progressivement “envahi par une présence vivante“ [Schmitt] ».
L’ardeur avec laquelle certains mystiques méditent semble d’ailleurs très proche de ces moment d’effusion au cours desquels nous nous plongeons tout entier dans ce qui nous fait peur et mal pour en tirer du plaisir. La vision de la souffrance devient alors source de délectation. C’est le propre du SM. A ce sujet, il est troublant de lire ces mots d’Angele de Foligno, qui explique à quel point elle guette la présence de Jésus, tendue vers lui. «J’étais abîmée tout entière dans le désir de trouver la puissance de faire le vide et de méditer plus efficacement», dit-elle, exaltée à l’idée de pouvoir non seulement voir sa «vision», mais aussi l’entendre, la goûter et la ressentir. Pour cela, la mystique contemple d’abord longuement des images de Jésus en croix, agonisant. Cette «contemplation des images, jointe aux “persévérances de la prière“ [Foligno], est ouverture au voyage de l’âme», explique Christine Bergé. Le monde disparaît dans le point de fuite hypnotique ; au-delà de l’image-écran vient un lieu dans lequel le corps et l’esprit se perdent et rapportent d’autres images : “Je vois ses yeux ; je vois sa face miséricordieuse ; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre d’un embrassement immensément serré“ [Foligno]. Mots qui entrent en résonance étrange avec ceux de Jean Streff, lorsqu’il décrit, par les yeux du nabot, le spectacle d’humains qui meurent, «en vaine lutte contre une fin programmée» :
«J’étais serein, calme, apaisé, merveilleusement bien. J’aurais voulu que jamais cet anéantissement ne cessât. […] Seule une infinie passivité peut engendrer l’envie, plutôt le besoin, ce besoin infini. Comme si ma vie n’avait tendu qu’à cet accomplissement».
A LIRE : «Théorème de l’assassinat», de Jean Streff, éditions Les Ames d’Atala. Enrichi de 10 magnifiques dessins de Richard Laillier (pierre noire et gomme magique).
Vous pouvez à présent trouver l’ouvrage dans de très nombreuses librairies en France, et notamment à Paris, à La Musardine (122 rue du chemin vert), au Regard Moderne (10 rue Gît-le-coeur) et à la librairie La Friche (36 rue Léon Frot). Ou le commander directement à l’éditeur : Les Ames d’Atala <zamdatala@hotmail.com>
A LIRE EGALEMENT : «La peau du mort : enveloppes, écrans, ectoplasmes», de Christine Bergé, dans Ethnologie française, spécial « Voix visions, apparitions » (Octobre-Décembre 2003). Publié par: Presses Universitaires de France
ILLUSTRATIONS : Richard Laillier (pierre noire et gomme magique).