Pourquoi voyons-nous les cîmes arrondies comme des seins et des courbes de femmes allongées dans les paysages ? Dans un numéro spécial «Erotisme», la revue L’Alpe explore le lien entre montagne et nudité, «grimper» et «grimper», froisser les draps et faire une ascension.
Le mot séduction vient du latin seducere qui signifie «emmener à l’écart», «détourner du droit chemin». C’est une des raisons peut-être pour laquelle les paysages tourmentés de montagne exercent une telle attraction, similaire à celle qu’exerce le paysage des draps froissés…
Suivant les chemins tortueux de leurs plis, on se prend à rêver de parcours détournés, ponctués d’embranchements en Y, de goulots ou de gorges dont l’énumération elle-même renvoie à l’idée des désirs : ils vont rarement tout droit. La revue L’Alpe s’interroge : pourquoi, dès les années 1880, certains photographes ont-ils déshabillé leurs modèles sur des corniches à flanc de montagne ? Pourquoi les affiches vantant les charmes des stations de ski ont-elles, rapidement, montré des seins plutôt que des pics ? Pourquoi les premières communautés nudistes se sont-elles établies en altitude ? Et surtout… pourquoi voyons-nous des topographies dans les empreintes textiles laissées par le corps ?
Pour l’artiste Cécile Beaupère et le poète et photographe Jean-Louis Roux, dont L’Alpe publie les œuvres sur six magnifiques pages, tout commence au lendemain d’une nuit d’amour. Leur histoire vient de commencer. Cela se voit au petit matin. Le lit défait garde d’étranges stigmates. Jean-Louis Roux décide de les photographier, en lumière rasante et gros plan. Le cliché évoque une étendue de crêtes enneigées à l’aube. Cécile se prend au jeu et décide elle aussi de dessiner ces massifs en trompe-l’œil dont le désordre évoque la violence des séismes et des spasmes.
«Un de ces récents étés, j’ai posé un trépied devant le lit défait […]. Cécile s’en est étonnée, s’est tue longtemps, puis m’a confié qu’étant enfant, elle se représentait des paysages, lorsqu’elle faisait juste dépasser ses yeux des draps bordés par les mains parentales. Elle distinguait des montagnes et des gorges, des déserts et des ravins, qu’elle animait de personnages imaginaires, en les projetant par la pensée sur le relief des draps. Bien au chaud dans la touffeur des couvertures, la petite fille bougeait insensiblement l’une ou l’autre jambe, afin de bouleverser la géologie du lit. Elle était la géante, qui donnait vie aux Lilliputiens.
Depuis lors, le temps a fait son oeuvre […] : les rêves font désormais route commune. Draps de lin et bras de l’Autre… Nous traversons des continents, en sombrant côte à côte dans le sommeil. Nous en avons ramené des carnets de voyage et des albums de photographies, en nous offrant réciproquement les images de nos géographies mentales […] Nous avons survolé de vastes cordillères et des fjords étroits, des vallées et des crêtes, des cimes et des gouffres, des rivages et des plages. Nous avons franchi des traversins vastes comme de hauts plateaux, des collines aux courbes aussi moelleuses qu’un édredon. Nous avons discerné au loin — presque aussi loin que nos pieds — des flots battants, des lames hautes, des landes rases, des regs arides, des steppes froissées par la bise.»
Transformant le drapé en image-miroir du monde, les amants effectuent chaque nuit leur voyage presque immobile en direction des cimes. «La lune brille aussi timidement qu’une lampe de chevet», dit Jean-Louis Roux par allusion à cette forme de magie qui consiste à reproduire le monde en miniature dans l’espace étroit d’un cadre qui vaut pour l’univers. L’infini à portée de main : voilà les hauteurs inaccessibles réduites à celles d’un corps humain. Dans ce décor «enchanté» qui est celui du lit les draps forment un labyrinthe mouvant dont on ne sait pas s’il mène vers le haut ou vers le bas. La légende raconte que le labyrinthe menant en direction du Minotaure, la bête de sexe, fut dessiné par un architecte nommé Dédale, qui s’était inspiré d’un autre labyrinthe : celui menant aux enfers.
Jean-Louis Roux et Cécile Beaupère ont montré pour la première fois leur travail lors d’une exposition intitulée «Cécile et Jean-Louis sont dans de beaux draps» (Galerie Alter-art de Grenoble, été 2014).
La revue L’Alpe numéro spécial «Le sexe des Alpes Numéro (presque) érotique» est en kiosque et en librairie.
Illustration : carte postale de la montagne appelée Jungfrau (La jeune vierge). Photos de Jean-Louis Roux.