Il est courant de dire que nous sommes passifs face au porno, « exposés » comme à une menace, vulnérables et influençables. Pour la chercheuse Susanna Paasonen, « mater un porno » est une opération plus complexe, qui engage l’esprit, le corps et surtout la mémoire : le cul est directement relié à…
Dans les années 1970-90, le porno c’est la guerre : soit on est contre, soit on est pour. Au sein du mouvement féministe, le combat fait rage entre le camp des «anti» qui répètent «le porno avilit la femme» et des «pro-sex » ou «sex-positive» qui affirment le contraire. Les chefs de file du camp «anti» sont Andrea Dworkin (1946-2005) et Catharine MacKinnon (1946-). Elles partent du principe que la pornographie qui montre des femmes pénétrées, montre en réalité des femmes passives donc dominées. Bien que cette équation soit plus que douteuse – qui prend qui en matière de sexe ? (Une femme n’est pas passive lorsqu’elle absorbe l’homme, l’ingère, l’avale, le broie, le mâche et le recrache à l’état de noyau) – elle fait école. Pourquoi ? Parce qu’elle s’appuie sur «la théorie de la performativité du langage». Cette théorie, mise au point par le philosophe John Austin (1911-1960), repose sur l’idée que le langage ne fait pas qu’interpréter la réalité, mais qu’il l’a réalise. Les mots et les images nous conditionnent, explique McKinnon qui compare le X à l’hypnose : lorsqu’on voit des images de corps nus, dit-elle, cela détruit notre sens critique. En d’autres termes : «Un pénis en érection réduit l’esprit en bouillie» (1993 : 20). Pour McKinnon, la pornographie est une énorme machine à décérébrer, inculquant aux masses (excitées donc abêties) les gestes élémentaires de la phallocratie. Le X «définit ce que les femmes sont censées être, comment elles doivent être vues et traitées», dit-elle (1993) : de la chair à canon. De la viande. Un tas de trous (fumants, si possible).
Sa théorie est… imagée, mais elle devient rapidement caduque : lorsque la vidéo se démocratise et que tout le monde se met à tourner du porno-maison, la diversification de l’offre est telle qu’il devient difficile de tenir un discours toujours aussi manichéen. Peut-on dire que le X discrimine les femmes, lorsqu’on regarde deux hommes se sucer, des lesbiennes se goder ou des trans se faire fouetter par des dominatrices ? Il est temps de passer à une réflexion plus pointue. Au tournant des années 2000, plusieurs chercheurs-ses posent l’idée selon laquelle on ne subit pas la pornographie : on l’incorpore. Sur quoi repose leur théorie ? Deux arguments.
Premier argument : voir une vidéo, ce n’est pas forcément s’identifier à l’homme si on est homme ou à la femme si on est femme. Les spectateurs se projettent diversement sur les personnages qu’ils voient. Par ailleurs, ils n’adhèrent pas forcément aux idées mises en scène, mais peuvent au contraire trouver très excitant une situation qui, dans la réalité, leur ferait horreur. Se masturber sur l’image d’une jeune fille humiliée ou forcée ne signifie pas que l’on trouve cela normal. Au contraire. C’est la transgression qui excite. Affirmer que le porno «implante» en nous des désirs immoraux, c’est ignorer l’essence même de l’érotisme.
Deuxième argument : voir une vidéo porno, ce n’est pas forcément laisser le corps prendre le pas sur l’esprit. A cette vision binaire de l’humain, opposant la raison et la chair, le sens critique et le sensuel, des chercheurs-ses opposent une autre conception de ce qu’ils appelle «l’expérience du porno». L’expérience du porno, disent-ils-elles c’est une forme de connaissance qui passe à la fois par le corps et par l’esprit, qui tous deux réagissent, parfois en choeur, aux images avec lesquelles ils essayent de se synchroniser : il s’agit d’atteindre l’extase que l’on regarde à l’écran. La chercheuse Susanna Paasonen utilise pour le dire une très belle expression : «entrer en résonance». Nous sommes des caisses creuses, dit-elle, nous attendons en frissonnant que quelque chose ou quelqu’un nous fasse vibrer.
Susanna Paasonen est probablement une des chercheuses les plus intéressantes dans le champ de ce que l’on appelle maintenant les «études sur la pornographie» («porn studies»). Elle a enquêté pendant plus de dix ans sur les consommateurs de X, ceux-celles qui surfent sur Internet pour se mater des vidéos. Elle n’a cessé de leur poser des questions. Qu’est-ce qui vous excite ? pourquoi ? comment ? Des milliers de réponses accumulées, elle a tiré l’idée que «mater» du porno n’était certainement pas une activité passive. Ceux qui surfent non seulement se donnent du mal pour trouver les images capables de les exciter, mais doivent se concentrer sur ces images pour en tirer la substantifique moelle. Il faut qu’il y ait «une production de sens», résume le sociologue Florian Voros (1) qui l’explique ainsi : pour s’exciter, il faut investir des affects dans les images. On peut regarder du X pour se remémorer des souvenirs, en projetant sur le corps musclé du hardeur l’image d’un amant qu’on a eu. On peut s’imaginer à la place de la fille et avoir peur, avec les poils qui se dressent (cette queue est tout de même bien trop grosse, cela doit faire affreusement souffrir). On peut aussi déguster la seule beauté plastiques des corps, imaginer que l’on caresse les seins de l’actrice, sentir la chaleur de sa peau… Cela demande une certaine dose de concentration, la capacité d’imaginer et surtout celle de détourner les images en les faisant passer au filtre de ses propres expériences, ou envies.
Susanna Paasonen appelle cela les «archives somatiques» : ce sont les strates de souvenirs que les images pornographiques nous permettent de consulter, alors que face aux vidéos de cul nous mettons la main entre les cuisses… à la recherche d’émotions (parfois négatives) à ressusciter ou à exorciser.
Dans la revue Poli, publiée en octobre 2014 sous le titre «Sexe en public», Florian Voros consacre à Susanna Paasonen une longue et passionnante interview de dix pages, dont je me permets de citer un petit extrait (c’est Susanna qui parle) :
« Il y a déjà près de trente ans, Richard Dyer et Linda Williams proposaient une conceptualisation pionnière de la pornographie en tant que genre filmique corporel qui vise à éveiller chez le public des réactions physiques similaires à celles visionnées sur l’écran. […] À travers la notion d’archive somatique, je me suis intéressée à la manière dont le corps de celles et ceux qui visionnent du porno résonne avec les images et les sons des corps à l’écran. Cette résonance puise dans les strates de l’histoire corporelle des publics, c’est-à-dire dans les intérêts, orientations, traumatismes, fascinations, goûts et dégoûts qui y ont sédimenté. Les archives somatiques sont des accumulations d’expériences, des traces de mémoire corporelle, qui permettent de combler l’écart entre les actes visionnés et écoutés d’une part et les actes vécus dans la chair d’autre part. Telle résonance va être évoquée par la sensation de l’intensité du sexe dans telle vidéo, tandis que tel souvenir déplaisant va être réveillé par tel geste ou tel acte. il y a tout type de trafics entre les archives somatiques et les images et sons ressentis. La pornographie peut également introduire de nouvelles possibilités dans les palettes sensorielles, par exemple lorsque l’on est excitée par quelque chose que l’on n’a jamais expérimentée « en chair et en os ». Une bonne part de tout cela précède le processus de conscientisation : certains sons et images – ou gestes et scénarios – nous saisissent [grab] immédiatement, tandis que d’autres nous laissent indifférentes. Bien sûr, une bonne part du porno échoue complètement à créer de la résonance et il se pourrait bien que la question centrale soit celle de la dissonance, c’est-à-dire du dégoût, de la répugnance et de la consternation. Les images qui attirent telle personne ont toutes les chances de laisser telle autre indifférente. Et les images qui nous excitent un jour nous laissent parfois de marbre lorsque nous y retournons plus tard.
Ce qui peut aussi être recherché à travers le visionnage du porno, c’est le bizarre, le surprenant ou le dégoûtant (comme c’est souvent le cas dans les formes de shock porn). Il n’est donc pas toujours question de résonance intime ou de reconnaissance agréable. Je pense toutefois toutefois que dans les usages du porno, comme dans les usages de la culture populaire (et de l’art) en général, ce qui est en jeu, c’est souvent la recherche d’une intensité de l’expérience, aux formes et aux qualités variables ».
A LIRE : « Carnal Resonance. Affect and Online Pornography », de Susanna Paasonen, Cambridge, Massachussetts, MIT Press, 2011
« Des sex wars aux porn studies : l’émergence de nouveaux savoirs sur l’expérience spectatorielle de la pornographie », de Florian Voros (Communication à la journée d’études « La pornographie en France, XIX-XX siècles », Université de Versailles-Saint-Quentin, 18 mai 2011.
Revue Poli numéro 9. Numéro intitulé « Sexe en public », Sous la direction de : Nelly Quemener et Florian Voros. Publié en octobre 2014 en librairie et sur
POUR EN SAVOIR PLUS : «Est-ce que les femmes se font baiser quand elles jouissent ?» (Un portrait d’Andrea Dworkin), «Femmes, la nuit vous appartient aussi» (Le discours victimaire des féministes anti-porno)
NOTES
(1) Source : « Des sex wars aux porn studies : l’émergence de nouveaux savoirs sur l’expérience spectatorielle de la pornographie », de Florian Voros, 2011.
(2) Source : l’article intitulé « Affects et pornographies numériques. Entretien avec Susanna Paasonen », Florian Voros. Publié dans la revue Poli numéro 9 « Sexe en public », Sous la direction de : Nelly Quemener et Florian Voros. 2014.
ILLUSTRATION :«Oh Calcutta ! Calcutta !» tableau de Clovis Trouille.