Dans un livre posthume édité en 1998, l’anthropologue anglais Alfred Gell expose une théorie de l’art révolutionnaire. Son livre s’intitule L’Art et ses agents. Il y définit l’art non pas en termes d’esthétique (beau–laid), mais d’efficacité : il y a des objets qui exercent sur nous un pouvoir. Ils nous séduisent. Comment l’expliquer ?
Sa théorie a ceci d’intéressant qu’elle dépasse largement le cadre des objets. Certaines personnes nous séduisent. Pourquoi ? La réponse de Gell est la suivante : ce qui nous attire le plus est généralement ce qui se trouve au coeur d’un faisceau de désirs croisés (1). A travers l’objet, des êtres différents souhaitent obtenir quelque chose… Plus un objet est chargé de souhaits, d’intentions, plus il exerce de pouvoir. Prenons un exemple : les fétiches à clou du Congo. Pour les fabriquer, il faut tuer un arbre, ce qui entraîne la mort d’un homme. L’intention des esprits convoqués se superpose à celle du commanditaire. Après quoi l’objet sert à faire des serments : on le cloue afin qu’il blesse en retour la personne si elle rompt son serment. Chaque clou planté correspond à une intention supplémentaire. Plus l’objet se herisse de pointes, plus il acquiert de la puissance… Comme une toile d’araignée dont les rets s’élargissent en spirale : plus l’araignée attrape de proies, plus elle grossit, plus sa toile s’étend… Ce qui nous amène fatalement à l’image de la séduction.
Qu’est-ce qui rend une personne séduisante ? Pour y répondre, j’aimerais d’abord citer un passage passionnant du livre de Gell, consacré aux motifs décoratifs qui ressemblent justement à des toiles d’araignée : méandres, labyrinthes, fractales, spirales dont les figures renvoient parfois à des fleurs, des cristaux, des étoiles ou des mandala… Gell nomme ces motifs des «constructions inachevées». Il explique : «En raison de leur diversité et de la difficulté que nous ressentons à saisir par la seule observation leurs principes mathématique et géométrique de construction, les motifs décoratifs nouent des relations durables entre les personnes et les objets, car pour l’esprit humain, ces motifs renvoient toujours à une opération cognitive “inachevée“.
Devant les motifs élaborés d’un tapis oriental, on pourra toujours dire qu’on est venu à bout de leur complexité ; il n’empêche que l’oeil voit toujours d’abord une relation particulière, puis une autre, et cela à l’infini. La richesse du motif est inépuisable, et détermine la relation entre le tapis et son propriétaire, pour la vie. Les anthropologues ont constaté depuis longtemps que les relations sociales durables sont fondées sur de l’inachevé .. L’essentiel dans l’échange en tant que créateur de lien social, c’est le fait de différer, de reporter les transactions. Si l’on veut que la relation d’échange perdure, elle ne doit jamais aboutir à une parfaite réciprocité, mais doit laisser perdurer un certain déséquilibre. Il en va de même pour les motifs : ils ralentissent l’acte de perception, l’arrêtent même, si bien qu’on ne possède jamais complètement un objet décoré, on ne cesse de se l’approprier».
L’objet qui s’orne de plis et de motifs géométriques, produit de façon visuelle le même effet que l’objet investi d’intentions multiples : on cherche à sa surface le chemin qui mène vers ces hommes, ces morts ou ces esprits qui l’ont créé. Mais on peut aussi n’y voir qu’une image de soi-même, diffracté comme à travers un prisme… «Celui qui possède un tapis oriental aux motifs complexes, comme celui que l’on trouve dans la nouvelle d’Henry James L’image dans le tapis, voit dans les circonvolutions une image de sa propre vie inachevée», ajoute Gell. L’image dans le tapis, plus elle est difficile à trouver, plus elle devient importante. Elle pose à l’esprit une sorte d’énigme sur laquelle on bute et qui, parfois, peut produire le même effet désagréable qu’un cauchemar. C’est ce que Gell nomme «la caractéristique essentielle de la décoration, à savoir sa capacité de résistance cognitive : lorsque nous nous laissons charmer par un motif, nous y sommes comme entraînés, et pris dans sa toile».
Les rêves les plus insidieux sont ceux qui nous poussent à résoudre une équation impossible, à trouver le chemin de la sortie. La solution est hors de portée. On s’englue dans ce marécage onirique. Alfred Gell raconte que les motifs géométriques provoquent parfois une impression de viscosité similaire. Les énigmes qu’ils représentent fonctionnent comme des pièges à glue. Mais, ainsi qu’il le suggère, ceux qui ont peur des substances visqueuses sont souvent ceux qui ont peur de s’attacher.
«Au toucher, l’expérience du visqueux peut être vraiment désagréable, mais non d’un point de vue analogique ou cognitif ; sinon, on comprendrait mal pourquoi nous sommes si enclins à nous attacher à des objets, et si sensibles à la qualité “adhésive“ de l’ornement. La plupart des civilisations non modernes et non puritaines apprécient la décoration et lui assigne une fonction spécifique dans les médiations de la vie sociale, en raison de sa capacité à créer un certain attachement entre les personnes et les objets».
Bien qu’il admette lui-même préférer les formes épurées, Alfred Gell se montre sensible au «charme» de ces motifs dont il met en évidence la fonction magique : beaucoup d’entre eux sont utilisés comme «instruments de protection» ou «boucliers défensifs». Ils sont placés en pectoral sur la poitrine, en ornement d’oreille, sur la porte d’entrée des maisons… On pourrait, à-priori, trouver contradictoire qu’un objet conçu pour susciter un attachement entre la personne et l’objet puisse tenir à distance des démons. «Si le motif attire, pourquoi n’attirerait-il pas aussi les démons au lieu de les faire fuir ?» Mais ce n’est pas un vrai paradoxe, car cet usage-là des motifs se fonde justement sur leur adhésivité : ce sont «des papiers tue-mouche où viennent s’engluer les démons, les rendant inoffensifs».
«Prenons par exemple l’entrelacs celtique. […] On dit qu’un esprit malin serait si fasciné par cet entrelacs noueux que sa volonté s’en trouverait totalement neutralisée. Perdant tout intérêt à exercer son intention de nuire, le démon se retrouverait pris dans les noeuds du motif ; ainsi l’objet, la personne ou le lieu protégé par ce dernier seraient sauvés. Les motifs complexes ne sont pas les seuls à produire cet effet. La simple présence d’une multiplicité peut suffire. On m’a dit qu’en Italie, les paysans accrochent encore un petit sac de grains à côté de leur lit pour distraire le Diable. En s’approchant du dormeur, ce dernier se mettrait à compter les grains et oublierait de faire du tort».
On peut également prendre l’exemple des dessins de bienvenue des pas-de-porte, qui sont appelés au Tamilnad (Inde du Sud) des kolam. Au Tamilnad, le kolam est associé à la divinité du cobra (naga), symbole de la fertilité. Il est d’ailleurs réalisé par des femmes, qui dessinent le motif en saupoudrant le sol avec de la chaux ou de la poudre de riz. A première vue, le kolam se constitue d’une seule ligne continue. Mais il s’agit de quatre boucles répétées en diagramme et si habilement tracés que le non-initié peut passer des journées entières à essayer (en vain) de reconstituer le mouvement qui a permis de tracer cette figure…
«Aucun démon ne saurait franchir le seuil de la maison devant pareil piège topologique. La complexité du dessin forcera le mauvais esprit à s’arrêter et à réfléchir, ce qui aura pour effet de neutraliser sa volonté de nuire. Sans doute n’est-ce pas un hasard si le Tamilnad, où ce sont les femmes qui s’adonnent à ces jeux mathématiques, est aussi la région de l’Inde d’où sont issus la plupart des mathématiciens et des informaticiens de renom.» Tous les méandres mènent à Amor. Pour résumer : faites-le réfléchir, faites-la gamberger…
L’Art et ses agents, d’Alfred Gell. Introduction de Maurice Bloch, traduit par Olivier Renaut et Sophie Renaut, édité par Alexandre Laumonier et Stéphanie Dubois, éditions Les Presses du Réel.
(1) Désirs, projections, voeux ou souhaits qu’Alfred Gell nomme des «intentionnalités».
Pour en savoir plus sur Gell : «Objets, personnes, esprits» de Olivier Allard. «Une nouvelle théorie de l’art» de Maurice Bloch.
Illustrations : La photo en haut est de Kinoko Hajime, un artiste de shibari (un homme-araignée érotique, qui tisse des liens sur ses proies). Son modèle (elle-même artiste de shibari) s’appelle Asagi Age-ha. Les schémas d’entrelac et de kolam sont tirés du livre (formidablement illustré et mis en page) de Gell : L’art et ses agents. J’ai rajouté une photo de broche de style celtique.