En 1798, un guide des positions sexuelles est publié sous le manteau en France, illustré de vingt postures dont les dieux en personne auraient testé l’efficacité. Voici comment Mars et Venus se rendaient un culte… Prenez exemple. Et voici comment Bacchus en personne aurait consolé Ariane…
En 1798, l’écrivain Simon-Célestin Croze-Magnan et le graveur Jacques-Joseph Coiny s’associent pour publier un ouvrage illicite (intitulé Recueil de postures érotiques) dont le texte est faussement attribué à L’Aretin (1) et les images à Carrache.
Croze-Magnan (sous pseudonyme) prétend en introduction que le livre a été retrouvé dans les bagages d’un officier français de l’armée d’Italie qui, lors d’une mission à Venise, avait été «assez heureux que de pouvoir rendre quelques services à la femme d’un sénateur.» Cette dame, en remerciement, l’aurait gratifié de nombreuses preuves de sa reconnaissance… et «entre autres cadeaux, lui donna cette collection» de gravures illustrées de positions érotiques. Il en est donc de cet ouvrage comme du Manuscrit retrouvé à Saragosse : son origine, dissimulée derrière une histoire galante, relève du délicieux mystère.
Afin d’attiser encore la curiosité du public, Croze-Magnan prétend que les vingts positions sexuelles sont le résultat d’une surprenante démarche : Carrache, dit-il, cherchait à dépeindre «les attitudes qui donnent le plus de développement aux facultés physiques de l’homme.» Mais aucune posture de statue, aussi spectaculaire soit-elle, ne le satisfaisait. Jusqu’à ce qu’il découvre, en observant les jeux d’amour, d’étonnants déploiements de beauté et le degré suprême de perfection anatomique dans les étreintes des amants. En d’autres termes : Carrache aurait brusquement réalisé que lorsque les humains s’accouplent leur corps deviennent sublimes.
«C’est dans l’acte de la génération que [les facultés physiques] se manifestent avec une noble vigueur. Tous les membres coopèrent à cette oeuvre merveilleuse. Les nerfs sont en contraction, les muscles agissent de concert, la physionomie s’anime, les yeux étincellent, la bouche s’entrouvre et laisse échapper des soupirs brûlants… Ils annoncent l’extase qui va bientôt saisir les individus réunis qui se communiquent leurs âmes et semblent vouloir les confondre dans les transports le plus voluptueux. Si la nature est imposante dans ses grands mouvements, l’homme est sublime dans l’explosion des passions qui le dominent. C’est alors qu’il participe le plus de la divinité dont il tient cette portion de souffle immortel qui l’anime».
Tout vibrant d’envolées poétiques, l’ouvrage mêle tour à tour épigrammes, poèmes gaillards et citations latines… Pour les auteurs de ce livre étonnant, les estampes ne se suffisent pas. Impossible de se masturber sur la seule vision de Mars et Venus enlacés : il faut qu’aux délices de l’image se rajoute ceux des mots dignes «de cette puissance ineffable qui, par les plaisirs et la volupté, régénère et perpétue la chaîne immense des êtres disséminés dans l’univers».
Les exploits des héros de l’antiquité sont illustrés comme des faits de gloire. Les corps arc-boutés –croupes saillantes, jarrets tendus, muscles bandés–, ressemblent à ceux de champions sportifs. Mais ces athlètes en rut ne sont pas que des corps. Le désir qui les anime est de nature cosmique, ainsi que le rappelle Croze-Magnan, d’une plume toute inspirée par les théories de Condillac, Helvetius et La Mettrie, pour qui la matière même du vivant possède la faculté de sentir. Impossible de séparer la chair de l’esprit, dit-il, car la puissance sexuelle des êtres –non-réductible à un simple phénomène organique– procède d’un ensemble complexe d’affects et de sentiments sans lesquels notre corps resterait inerte, voire frigide. Il en veut pour exemple la fameuse «dépression post coïtale» : ceux qui l’éprouvent sont ceux qui ont joui de façon mécanique, affirme-t-il. Ils sont punis par là où ils ont pêché : en séparant leur tête de leur sexe. Leur coeur de leur cul.
«En ne considérant l’amour que du côté physique, il est certain que le besoin une fois satisfait, les moyens qui ont servi à le soulager deviennent indifférents, quelque fois même désagréables. Mais pour peu que le coeur influe sur une liaison et que le sentiment inspire le désir, ce n’est plus une tristesse qu’on éprouve à la suite d’une jouissance, c’est une douce fatigue», explique Croze-Magnan, qui cite ensuite un poème parlant de ces «moments enchanteurs, et prompts à disparaître / Où l’esprit échauffé, les sens et tout notre être / Semblent se concentrer pour hâter le plaisir»… avant que le tumulte des organes laisse place à cette sorte de bonheur «sur lequel l’âme se repose en silence.» Jusqu’ici réservé à quelques riches amateurs de curiosa et aux visiteurs de la fondation Bodmer, en Suisse, ce livre rare vient d’être édité en fac similé aux Presses universitaires de France.
Les amours des dieux : l’Arétin d’Augustin Carrache ou Recueil de postures érotiques (1798), de Simon-Célestin Croze-Magnan et Jacques-Joseph Coiny. Introduction de Jan Blanc. Editions PUF et Fondation Martin Bodmer (Suisse). Collection Sources. Sortie en octobre 2014.
(1) auteur de sonnets scandaleux dans l’Italie du XVIe siècle.