Connaissez-vous le dragster ? Non ? Il s’agit de parcourir 402 mètres en moins de 5 secondes. «Le temps, approximatif, d’un orgasme masculin», dit l’artiste Ali Kazma… Et c’est une blonde qui gagne.
Pour l’artiste Ali Kazma tout commence par une question : son ami Paul Ardenne, critique et historien d’art, lui demande : «Tu connais le dragster ? Non ?». Alors ils vont ensemble, à Pomonoa, voir des compétitions de dragster. Nous sommes en 2018. Cette année-là, une Finlandaise – Anita Mäkelä – remporte pour la troisième fois le titre de championne européenne en battant un record : elle parcourt 402 mètres en 3,87 secondes. Elle partage d’ailleurs la finale avec une autre femme, la Suissesse Jndia Erbacher qui a bouclé la première manche à 3,99 secondes. Deux femmes en finale, dans la catégorie Top Fuel, la plus respectée des courses dragster !?
Catégorie reine : le Top Fuel
Avec leur puissance de 10 000 chevaux, les dragsters sont des monstres : ils ne leur faut que 0,6 seconde pour passer de 0 à 100 km/h. Lors du «run», les pilotes sont plaquées sur leur siège par une accélération de 6 g, soit six fois leur poids corporel, parfois plus. Ali Kazma est impressionné. Il décide de faire un film sur Anita Mäkelä. Ce sera en été 2019, alors qu’elle bat à nouveau un record en parcourant les 402 mètres en… 3,85 secondes, toujours talonnée par la Suissesse Jndia Erbacher, mais aussi par la Norvégienne Maja Udtian. Cette année-là, sur les quatre finalistes, trois sont des femmes.
Devenir “Miss Fast” ou périr
Dans son film, qui dure 15 minutes, Ali Kazma approche au plus près de l’énigme. Il y a d’un côté cette pilote, déjà âgée, à la peau burinée, qui se prépare, face à la piste, regard fixé vers la ligne d’horizon qu’il s’agit d’atteindre «en un rien de temps». De l’autre, un bolide aux allures grotesques avec ses pneus arrières de poids-lourd et son bloc-moteur surdimensionné que des mécaniciens gavent de carburants hautement toxiques et explosifs : méthanol, nitrométhane, parfois même peroxyde d’oxygène (pour les moteurs à réaction). Les dragsters sont des monstres. «Rien, sur la Terre, n’accélère aussi vite qu’un dragster, explique Paul Ardenne. Même l’avion de chasse».
«Déboucher les toilettes avec une bombe H»
Cette même année, en 2019, Paul Ardenne publie un livre illustré des photos d’Ali Kazma : Apologie du dragster. L’espace-temps intense, qui démarre sur une citation : «Le dragster ? C’est comme déboucher les toilettes avec une bombe H.» Pour piloter, il faut le goût des choses brutales. «Le bruit engendré par l’accélération, de l’ordre de 150 décibels, s’assimile à celui d’un bombardement», raconte Paul Ardenne. Il note aussi ce fait stupéfiant que lorsqu’on entend le dragster démarrer, il est déjà presque en bout de piste car l’image nous parvient avant celle du son (qui a une vitesse de 340 m/sec). Et tout ça pour quoi ?
Une «forme pauvre du divertissement pascalien» ?
Il peut sembler idiot d’aimer les dragsters. Ces gros engins réduisent la notion même de déplacement à sa forme la plus pauvre : un arrachement instantané, un shot. De ce «voyage éclair», Paul Ardenne souligne volontiers qu’il ne permet ni d’explorer, ni d’apprendre : en dragster, on ne regarde pas le paysage. Même vu de l’extérieur, c’est pauvre. Le spectacle dure le temps d’un hoquet. Pourtant, les compétitions attirent en moyenne 60 000 spectateurs, fanatisés par ce que l’auteur nomme «le culte de l’accélération». Ce culte qui apparaît au sortir des années 1940 et dont il retrace l’histoire «héroïque» se déroule en marge de tous les grands combats des deux derniers siècles, dans l’exaltation de sa propre inanité.
«Lightning struck my dick»
Alors que des millions de gens se battent pour la liberté (contre les impérialismes, les inégalités, les oppressions, etc), les pionniers du dragster font le choix d’un jeu réduit à une règle unique : gagner toujours plus de mètres en toujours moins de mili-secondes. Il s’agit d’inverser l’équation espace-temps, de vaincre les principes qui limitent physiquement nos vies. Pour Paul Ardenne, ce déni de réalité touche au sublime. Il use en tout cas de mots si forts pour en parler que son texte sur le dragster pourrait se lire d’une seule main. Dès la première ligne, on se sent saisi-e, traversé-e par l’envie de décharge.
La «dépense folle» comme choix existentiel ?
Le style est électrisant, servi par les photos glacées d’Ali Kazma : mécaniques rutilantes, pots d’échappement qui crachent des flammes, bitume laqué par les séances de burn out, au cours desquelles les pilotes font surchauffer la gomme de leurs pneus pour les rendre adhésifs. L’univers du dragster vous prend comme un désir de dépense folle, à mille lieux des injonctions contemporaines. Ici pas de véhicules «propres», ni de «slow life»… Pour les drag drivers, hommes et femmes, chaque run est une expérience de mort, lorsque le sang se retire à l’arrière d’un cerveau écrasé par le choc. Pour la machine, chaque course est unique car les pièces du moteur ne survivent pas à l’expérience infernale de la propulsion.
L’hyper-démarrage, puis plus rien
Sur l’échelle du temps, le début et la fin semblent se confondre : à peine lancé, le dragster meurt, ses électrodes de bougies «liquéfiées par la puissance d’explosion», ses pistons déformés par la chaleur, ses bielles et ses roulements de vilebrequin foutus. Il faut démonter toute la mécanique, à chaque fois, car l’efficacité maximale de l’entreprise se double d’un renoncement absolu au concept de durabilité. Démarrer. Tout recommencer à zéro. Encore. Et encore. En 2020, le court-métrage sur Anita Mäkelä est enfin rendu public, à Genève. Intitulé Top Fuel, il accompagne une exposition d’Ali Kazma (Women at work) consacrée aux femmes qui travaillent… toujours plus vite.
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A VOIR : Women at work, exposition d’Ali Kazma, galerie Analix Forever. Jusqu’au 20 novembre 2020. Analix Forever : Rue du Gothard 10 1225 Chêne-Bourg. Ouvert du mercredi au vendredi , de 13:00 à 17:30 et sur RV.
A LIRE : Apologie du dragster. L’espace-temps intense, de Paul Ardenne, avec les photos d’Ali Kazma, éditions Le Bord de L’eau, 2019.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Moto et libido : rêves d’acier»