«Les chirurgiens esthétiques auraient‑ils pris la place des couturiers d’antan, vendant bouches ou nez à des femmes fourvoyées ?» Dans “Les Embarras du féminin”, Cristina Lindenmeyer affirme que l’hystérie est loin d’avoir disparu. Elle a juste fait un lifting.
«Son visage est lisse, ses pommettes, légèrement remontées. Sa bouche protubérante, ses dents d’une blancheur excessive attirent mon attention. À la regarder de plus près, je remarque l’absence de toute ride d’expression. Cette femme, assise devant moi, se lève, et alors je suis surprise de voir son dos voûté. Je suis prise par un sentiment de trouble !» La première fois qu’elle reçoit V** dans son cabinet, la psychanalyste Cristina Lindenmeyer est frappée par l’allure «trafiquée» de sa patiente. Qu’y a-t-il derrière ce masque de peau liposucée ? Une banale histoire de petite fille qui se pense laide ou décevante ? Non. Une hystérie. L’hypothèse peut sembler ahurissante.
Officiellement, l’hystérie n’existe plus
Cela fait longtemps que l’hystérie a officiellement disparu de la typologie des troubles mentaux. Eliminée du Manuel international de santé mentale (rest) dans les années 1970, l’hystérie reste fortement associée à l’image de femmes demi-nues, échevelées, dont les crises de convulsion attirent des foules de voyeurs excités. Les hystériques du XIXe siècle font figure de frustrées qui refoulent leurs désirs et miment le coït sous couvert de convulsions. Il semblait naturel que ces femmes disparaissent en même temps que le puritanisme de cette lointaine ère victorienne… Qui pourrait croire qu’à notre époque – marquée par les plans culs et l’idéal du «droit à l’orgasme» – il existerait encore des femmes hystériques ?
«Comment je vais faire sans mes implants ?»
Cela peut paraître aberrant et pourtant. Cristina Lindenmeyer affirme que cette maladie non seulement n’a pas disparu mais s’est considérablement banalisée. Elle en veut pour preuve la multiplication des «demandes de chirurgie esthétique, souvent formulées par des femmes» qui s’offrent un lifting plutôt que de se confronter à leurs problèmes d’ego ou de psyche. V**, par exemple, vient la voir avec une question : «Comment je vais faire sans ces implants ?» Un médecin lui a expliqué qu’ils étaient défectueux. Il faut les retirer. Pour V**, cette perspective est insupportable : «Sans elles, je ne suis rien». Cristina Lindenmeyer est attérée. Faut-il à ce point douter de soi pour ainsi «s’engager dans les voies d’une “hyperféminité” de façade» ? Et tout cela avec la bénédiction des chirurgiens?
L’hystérique : une femme qui fait son show
Pour Cristina Lindenmeyer, l’hystérique est avant tout une femme qui se sert de son corps comme d’une scène de théâtre. Il s’agit d’attirer l’attention. Dans quel but ? Pour faire diversion. La stratégie de l’hystérique est par essence contradictoire : attirer les regards (sur sa bouche siliconée) pour détourner l’attention (de son malaise). Elle fait de son anatomie une mise en scène tapageuse qui à la fois exprime et dissimule «les conflits inconscients les plus variables.»
L’hystérique : hyper-érotique en apparence
Citant la psychanalyste Jacqueline Schaeffer, qui utilise la formule du «rubis qui a horreur du rouge», Cristina Lindenmeyer explique : le rouge est la couleur que le rubis exhibe, en même temps qu’il absorbe toutes les couleurs du prisme. Telle est la nature paradoxale de l’hystérique qui «s’exprime corporellement avec un comportement séducteur très érotisé en même temps que sa sexualité génitale est contre‑investie et cliniquement marquée par la frigidité et l’inhibition. Ainsi, elle brouille les pistes et le plaisir de séduire prévaut au détriment du plaisir génital.» Insistant sur l’«étonnant contraste entre cette inflation d’artifices féminins employés et le désert libidinal qui affecte son être», Cristina Lindenmeyer décrit l’hystérie comme un refus du féminin manifesté par une surabondance de signaux empruntés aux canons de la bombe standard : gros seins et bouche pulpeuse.
Paraître au point de… disparaître
«En définitive, les artifices féminins déployés pour tromper l’autre la protègent (de sa difficulté) d’être une femme. C’est ici précisément que l’offre sociale, et particulièrement celle de la société de consommation qui est la nôtre, profitant de cette configuration narcissique et de son sentiment d’incertitude, retient l’hystérique emprisonnée dans ses rets. Ce symptôme en phase avec la société actuelle lui permet de rester au niveau du paraître et de faire l’impasse sur l’être», conclut Cristina Lindenmeyer, non sans critiquer le recours aux transformations esthétiques «de comblement» (antirides) ou «d’augmentation» (mammaire, mais également technologiques et biotechnologies, thèmes aussi développés dans son livre) comme une nouvelle modalité de la gestion de l’angoisse. Une gestion hystérique donc puisqu’elle évacue sa détresse en «sauvant» les apparences.
Innovation et aliénation, scientificité et illusion
Dans cet ouvrage qui traite non seulement des chirurgies plastiques, des prothèses de jambe ou des reconstructions du sein, Cristina Lindenmeyer questionne la logique inconsciente de «réparation» du corps à travers quatre destins de femmes marqués par l’épreuve : cancer, anorexie, mutilation, enfant malformé… L’offre technoscientifique comme réponse à ces épreuves n’est pas la solution, dit-elle, parce qu’elle réduit l’humain à n’être que le support de ses maladies, et son corps à n’être qu’une machine défectueuse. Il y aurait d’un côté le «désordre» et de l’autre la «guérison conçue comme le retour à l’ordre». Mais quel ordre ? Celui d’un monde matérialiste, qui juge les individus à l’aune de leur productivité.
L’origine du mal
Citant Georges Canguilhem, qui dénonce le concept de «guérison» comme «fin d’une perturbation et retour à l’ordre antérieur, ainsi qu’en témoignent tous les termes à préfixe “re” qui servent à décrire le processus : restaurer, restituer, rétablir, reconstituer, récupérer, recouvrer», Cristina Lindenmeyer attire l’attention des médecins devenus si «complaisants » avec l’ordre social et pour qui le «retour à l’ordre, donc à la guérison, telle qu’elle se fonde sur le modèle social, renvoie en médecine à un modèle devant garantir l’illusion d’un état antérieur de stabilité. Autrement dit à cette illusion s’ajoute l’idée de retour au point d’origine, là où le mal a commencé à se développer.» Au-delà du bien et du mal, Cristina Lindenmeyer invite à s’interroger. Et si nos souffrances psychique étaient également le début du commencement ?
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A LIRE : Les Embarras du féminin, de Cristina Lindenmeyer, postface de Jean-Michel Besnier, éd. PUF/Humensis, oct. 2019.