Le système des WC séparés non seulement pénalise les femmes, mais contribue à renforcer une forme de ségrégation qui nourrit sournoisement la guerre des sexes. Si tout le monde partageait les mêmes lieux d’aisance, il y aurait moins de problèmes ?
«Je ne compte plus le nombre de fois où, m’arrêtant dans une station-service, j’ai pu accéder immédiatement aux urinoirs tandis que des dizaines de femmes étaient en train d’attendre devant les toilettes qui leur sont réservées (vous savez, celles avec le pictogramme de la personne avec une robe).» En janvier 2019, Thomas Messias publie un article sur Slate pour dénoncer le problème des toilettes séparées. Ca pénalise les femmes, dit-il. Sur le plan symbolique tout d’abord puisqu’elles partent avec ce handicap d’avoir à faire la queue, puis s’assoir, ce qui suppose toute une logistique. Sur le plan professionnel, également : beaucoup de femmes sont refusées comme apprenties ou à l’embauche parce que leur employeur serait forcé de faire aménager des sanitaires exprès pour elles. L’autre problème, avec la signalétique, c’est quand on est d’apparence ambigüe et donc mis-e à la porte des «mauvais» WC. Et puis surtout, l’ennui, c’est quand on est le père de petites filles qu’il faut accompagner aux toilettes (mais lesquels ?) Il serait temps d’en finir, conclut Thomas Messias, car ce système de division ne date guère que du XIXe siècle.
Hors de leur foyer, les femmes sont en danger
Les premières toilettes séparées remonteraient à 1739 en France (dixit le sociologue Sam Bourcier), mais c’est à partir des années 1830 que les pouvoirs publics systématisent la séparation sous couvert de protéger (sic) ce qui devient «le sexe faible». Il s’agit de répandre l’idée que les femmes sont vulnérables par nature (des proies). Elles ne sauraient partager les même espaces que les hommes (des prédateurs). Dans un article pour Slate, le journaliste Ted Trautman confirme : au XIXe siècle, la volonté de “protéger” les femmes (ou plutôt, de faire croire qu’elles ont besoin d’être protégées) se solde «par la création d’un étrange monde parallèle : des salles de lecture pour les femmes dans les bibliothèques, des espaces réservés dans les grands magasins, des entrées séparées dans les bureaux de poste et les banques, ainsi qu’une voiture dédiée dans les trains, placée volontairement à l’arrière, afin que les passagers masculins puissent de façon très galante être les victimes en cas d’accident.» Aux Etats-Unis, les toilettes séparées font partie d’un système comparable à celui de la ségrégation raciale.
Excrétion et miction : les besoins sont pourtant les mêmes !?
En France, même chose : le Code du travail impose des «cabinets d’aisances séparés pour le personnel féminin et masculin», dans les établissements qui emploient un personnel mixte. La loi préconise également des installations sanitaires genrées dans tous les lieux publics (bars, salles de concert, grands magasins), sous prétexte qu’il existe «une tradition de sanitaires séparés selon les sexes» (1). Mais quelle tradition ? En 1977, dans un livre coup de poing intitulé L’arrangement des sexes (la Dispute, 2009), le sociologue Erving Goffman dénonce : rien ne justifie de séparer les hommes des femmes. Physiologiquement, les besoins sont les mêmes. La ségrégation des WC n’est qu’un moyen de créer l’inégalité. Comment ? En faisant croire que les femmes ont besoin d’intimité et de sécurité. Pour Goffman, les toilettes séparées sont un outil au service d’une propagande délétère visant à faire de la femme un être inférieur (fragile), voire pire : une victime potentielle.
Les toilettes séparées sont un moyen de produire la différence
Dans un article consacré à la théorie de Goffman, le sociologue François de Singly résume : chaque fois que l’on pénètre dans des toilettes séparées, on est quelqu’un qui contribue à la production d’un monde binaire. Tout ce qui sépare les sexes en deux classes distinctes relève de la collaboration avec un ordre social asymétrique (femmes faibles, hommes forts). «L’existence de la séparation est nécessaire à la domination, explique François de Singly. Telle est du moins la thèse de Goffman. En se rendant aux toilettes, chaque homme ou chaque femme valide la séparation en deux mondes «sexuels», volontairement ou non, il contribue à la production et à la reproduction des «classes sexuelles», et donc à la justification de la domination masculine.» On pourrait trouver étrange ce raisonnement. Après tout, les femmes ne sont-elles pas les premières à exiger des WC «faits pour elles», des WC qui permettent de s’essuyer après le pipi ? Des WC intimistes, avec cabines individuelles ? Des WC dans lesquels on peut se refaire une beauté ?
Diviser pour régner / Réunir pour pacifier
Bien qu’ils soient hérités d’un période victorienne, misogyne et puritaine, les réflexes sociaux perdurent. La question des toilettes mixtes divise la société. Certaines femmes continuent de vouloir des WC pour elles, parce qu’elles craignent d’être importunées dans des lieux d’aisance mixte. De fait, la norme des toilettes séparées nous a formaté au point que toute forme d’intrusion est perçue comme une menace. L’existence même des WC séparés induit les individus à se conduire de façon agressive quand leur espace est pénétré. Depuis #MeToo le climat de défiance est devenu tel que beaucoup de femmes qui, auparavant, «coupaient la file» en allant chez les hommes n’osent même plus le faire. C’est le problème des revendications sécuritaires. Plus certaines personnes exigent des safe spaces, plus elles valident l’idée qu’elles ne sauraient sans danger se mélanger aux autres. Plus on sépare (sous couvert de protéger ou se protéger), plus on accrédite l’idée que les autres (ici, les hommes) sont des mufles agressifs… plus on légitime la violence. Voilà pourquoi il serait temps d’introduire des WC mixtes. Histoire de calmer le jeu ?
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A LIRE : L’arrangement des sexes, d’Erving Goffman, éd. La Dispute (coll. «le genre du monde»), traduction Hervé Maury, présentation Claude Zaidman, 2002.
A LIRE : Compte-rendu du livre L’arrangement des sexes, François de Singly, dans «Critiques», Travail, genre et sociétés, vol. 8, no. 2, 2002.
A LIRE : « Marc Martin, Les tasses. Toilettes publiques, affaires privées », dirigé par Marc Martin, un beau livre de 300 pages, 240 photos (dont 120 d’archives), éd. Agua, 2019.
A VOIR : « Les tasses », exposition gratuite du 19 novembre au 1er décembre, de 13h à 20h, au Point Ephémère (200 quai de Valmy, Paris 10).
NOTE 1 : PDF à télécharger sur le site du Ministère de la transition écologique et solidaire
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN DEUX PARTIES : «Pourquoi faire des toilettes séparées ?» ; «Plaidoyer pour des toilettes mixtes».
ILLUSTRATION : carte postale, collection Marc Martin.