La première question que les gens lui posent. Georges répond : «Oui. Mais pas tant que ça.» Pierceur à Genève, il passe sa vie à transpercer des pénis, anneler des tétons et incruster des perles sur les pubis (entre autres).
Aux personnes qui ont vraiment peur, il conseille d’acheter une crème anesthésiante en pharmacie, tout en sachant… qu’elles ne le feront pas. «Je leur dis que ça fait partie du piercing de supporter la douleur, que ce serait de la triche de rendre cela moins douloureux. Les gens comprennent.» Non seulement ils comprennent, mais c’est pour cela qu’ils viennent. Pour cette douleur. Pour cette peur. Depuis 20 ans qu’il a créé son studio –Tribe Hole, à Genève– Georges a parfaitement conscience que son rôle est celui d’un initiateur. «Un studio de piercing n’a rien à voir avec un institut d’esthétique. S’il n’y avait pas l’épreuve de la souffrance, l’intérêt serait moindre.»
Du squat punk au studio de pointe
Son premier piercing, Georges le réalise dans un squat anar à Genève. Il a 17 ans, aucune perspective d’avenir. Ses piercings au visage contribuent grandement à le marginaliser : un septum, un labret, à cette époque c’est «vraiment choquant». Une amie punk venue de Lille lui demande un soir de la piercer. «Elle avait un aiguille et un bijou : est-ce que tu arriverais à le faire ? D’abord j’ai refusé qu’elle court aucun risque. Mais elle a insisté. J’ai fini par le faire. L’apprenant, d’autres personnes m’ont demandé. Je me suis renseigné partout, j’ai appris sur le tas. En fin de compte, ce n’est pas moi qui ai décidé de devenir pierceur, ce sont les autres. Ils venaient. Pour répondre à la demande, j’ai créé Tribe Hole, en 1999, par allusion aux rituels d’appartenance tribaux. Mais les trous avec des aiguilles… ça ne suffisait pas. Certaines personnes voulaient plus. Elles réclamaient des expériences plus puissantes, des modifications plus profondes. En 2005, j’ai demandé à Lukas Zpira de m’enseigner ses techniques… En parallèle, j’ai fait des expériences de suspension (inspirées du rite sioux de la danse du soleil), d’abord sur moi, puis avec d’autres personnes…»
Le piercing ne connaît pas la crise
Vingt ans plus tard, Tribe Hole est devenu le plus gros studio de Genève, avec une seconde enseigne à Martigny, des ateliers suspension et un festival annuel de performances. Chaque jour, dès l’ouverture, les client-es affluent. Ce sont souvent des jeunes qui fêtent leur anniversaire, l’obtention d’un diplôme ou le début d’un nouvel amour. Ce sont aussi des adultes qui testent leurs limites ou qui veulent se réparer. Shannon, psychologue, 35 ans, s’est fait poser un Venus (un bijou de pubis) après deux fausses couches. C’était, dit-elle, «pour me reconnecter avec ma féminité, une sorte d’hommage à la déesse que je suis (que nous sommes toutes)». Nicolas, comptable, 52 ans, possède un Prince Albert (un anneau situé sur la tête du pénis) dont la taille impressionnante –5 mm de diamètre– effraie parfois ses conquêtes : «Il y en a qui me demandent si je peux l’enlever, mais je refuse. Le but du PA est de donner plus de plaisir. Si le partenaire n’est pas convaincu, c’est tant pis pour tout le monde.»
Des bod mod pour «finir un cycle, entamer un nouveau»
Hasard étrange, le studio Tribe Hole se situe face à un cimetière (le cimetière des Rois) : «On se rend souvent chez moi pour couper les liens, dit Georges. Dans nos sociétés, les jeunes ont besoin de commettre des actes qui les séparent de papa-maman, histoire de dire “Mon corps m’appartient”». Dans un article consacré aux tatouages, aux piercings et aux scarifications, le sociologue David Le Breton confirme cette analyse : le signe corporel «est une cuirasse symbolique, une ligne de défense permettant éventuellement de se séparer des autres, des parents notamment, d’échapper au malaise de l’adolescence ou de prendre enfin corps dans son existence.» Mais le sociologue pousse plus loin sa lecture du phénomène : il y voit une forme exacerbée d’individualisme, une logique poussée «à son point culminant d’être jusqu’au bout le maître de soi». Dans les sociétés contemporaines occidentales, où chacun doit prouver qu’il est autonome, le besoin de se singulariser aboutit paradoxalement à des pratiques de marquage corporel partagées par des millions d’autres.
Il y a des blessures qui font sentir en vie
On pourrait bien sûr s’en moquer et dénoncer cette «société de l’apparence et du spectacle où le fait d’être visuellement distingué est une forme de salut», mais ce serait faire l’impasse sur la dimension singulière des bod mod : la douleur. On ne va pas dans un studio comme on irait s’acheter des baskets. Cela demande plus de courage. Il s’agit de se faire du mal à soi-même. Volonté de reprendre le contrôle sur soi ? Citant le cas de femmes victimes d’abus, David Le Breton rappelle qu’il n’y a rien de plus efficace, pour effacer une violence subie, que s’infliger une violence maîtrisée. «L’entame est un rétablissement brutal du sentiment d’être réel et vivant. Elle a cette vertu d’un rappel à l’existence concrète qui permet de reprendre son souffle, de se retourner contre sa souffrance en une soudaine volte-face. Elle restitue au sujet une initiative, une position d’acteur. Redéfinition provisoire des circonstances, elle éloigne le sentiment d’étouffement et d’impuissance.» Bien d’autres interprétations possibles bien sûr. Mais l’idée centrale reste : je sens, donc je suis. Je saigne et j’ai envie.
.
A VOIR : Piercing, au Musée de l’homme. La «première exposition jamais dédiée au seul piercing», explore cette pratique à la fois sur le plan historique et anthropologique (en remontant jusqu’à la préhistoire, - 46 000 ans). Commissaire scientifique: Franz Manni.
Musée de l’homme: 17, place du Trocadéro, 75016 Paris.
Tribe Hole fête ses 20 ans d’existence, en novembre 2019. Tribe Hole : 21-23 rue des Rois, Genève, Suisse.
A LIRE : Signes d’identité. Tatouages, piercing et autres marques corporelles, David Le Breton, éd. Métailié, 2008.
« La peau entre signature et biffure : du tatouage et du piercing aux scarifications », David Le Breton, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, vol. 57, no. 2, 2011
Pour en savoir plus : l’émission radio Vacarme, sur la RTS, consacrée à Etienne Dumont. Un article d’Etienne Dumont consacré aux 20 ans de Tribe Hole, publié sur Bilan.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES : «Se faire une langue fourchue : un «truc de cinglées» ?», «Est-ce que ça fait mal ?» ; «Piercing, tattoo, scarification : rites de passage ?»