Vous êtes vendeur au porte à porte. Vous avez pour mission de vendre des préservatifs. Pour y arriver… vous devez prouver aux clientes –des femmes mariées vivant en logements collectifs– que vos produits sont de bonne qualité. Comment ?
En 1983, le premier jeu de simulation érotique, produit par la firme Kôei, au Japon, donne pour mission au joueur de faire l’amour avec des femmes, en vue de leur vendre des condoms. Jusqu’ici, les RPG (jeux de rôle) nippons proposaient de tuer des dragons. Dans ce jeu d’un nouveau genre, il s’agit de séduire une inconnue. Attention, pas n’importe laquelle : une danchi-zuma, littéralement : une «épouse d’immeuble résidentiel de banlieue». Le jeu de la firme Kôei s’intitule d’ailleurs Danchi-zuma no yûwaku, «La tentation de l’épouse d’immeuble résidentiel de banlieue». Drôle de titre pour un jeu vidéo érotique ?
Qu’est-ce qu’une danchi-zuma ?
L’expression danchi-zuma désigne couramment au Japon la femme au foyer qui vit dans un complexe locatif en zone péri-urbaine et qui s’ennuie, parce que son mari rentre tard du bureau. Après sa longue journée de labeur et le pénible trajet qui le ramène chez lui, en banlieue, le mari n’a plus qu’une envie : dormir. Son épouse est donc frustrée. Frustrée au point qu’assez rapidement, elle couche avec tout ce qui passe : l’électricien, le livreur de pizza, le représentant de commerce, le plombier, le technicien du cable, l’agent immobilier… Alors que son mari travaille, la femme d’immeuble résidentiel le trompe copieusement. Quand il revient le soir, elle l’accueille en souriant : Okaerinasai, «bon retour, mon chéri.»
Le fantasme n°1 des années 1970-80
Il s’agit d’un fantasme bien sûr. Le fait de vivre dans un logement collectif en banlieue ne fait pas de vous une épouse infidèle. Mais l’image de la danchi-zuma est si terriblement connotée au Japon que la plupart des mangas et des films érotiques, dans les années 1970-80, parlent de jolies épouses qui se morfondent dans des villes-dortoirs. Puis qui craquent. Un vendeur de préservatifs au porte à porte pourrait très bien faire l’affaire. Ou n’importe quel autre démarcheur. Lorsque la firme Nikkatsu inaugure les fameux films de pornographie romantique (les roman pornos), le tout premier – en novembre 1971– s’intitule d’ailleurs Danchi-zuma : les liaisons d’après-midi (1) et assure durablement le triomphe du porno soft au Japon.
Mais pourquoi l’immeuble collectif de banlieue est-il érotique ?
Chose étrange : il n’existe aucun équivalent de la danchi-zuma dans les autres types d’habitation. Quand elle vit dans une maison individuelle, ou dans un gratte-ciel, l’épouse solitaire ne fait rêver personne. Il faut qu’elle vive au coeur d’une structure de béton, dans un ensemble d’appartements anonymes. Seul le danchi (l’équivalent du HLM) peut faire d’elle une icône érotique. Mais pourquoi ? C’est sur ce point que la lecture d’Un siècle de banlieue japonaise s’impose : récemment publié chez Métis Presse, cet ouvrage est le produit d’un travail mené durant vingt ans au Japon. Son auteure, la sociologue Cécile Asanuma-Brice (qui tient également le Libé-blog Japosphère), y dissèque le phénomène d’une plume sombre : dans les danchi de haute densité, dit-elle, les noms n’apparaissent pas sur les boîtes à lettre. Les gens sont juste des numéros.
Un «environnement dépouillé de son histoire, de son sens»
Pire encore : dans ces lieux il n’y a plus de mémoire. A l’époque Edo, la banlieue était un lieu de beauté, constitué de sites célèbres depuis lesquels on pouvait voir la lune ou écouter le chant des cigales. Ces espaces de contemplation, dont les poètes vantent pendant plusieurs siècles «le parfum et la variété de leurs fleurs» ou «les points de vue sur le paysage» sont appelés des meisho. Après la seconde guerre mondiale, pour reloger une population en détresse, les bulldozers rasent ces sites qui accueillent des structures de logements «alignées les unes derrière les autres […] selon les règles les plus strictes du modernisme.» En quelques décennies, la campagne se mue en ce que le sociologue Miura Atsushi appelle le fast-fûdo (jeu de mots sur l’anglais food et le japonais fûdo qui désigne l’environnement naturel) : fast-fûdo, c’est «un espace où le territoire lui-même est devenu objet de consommation.»
Suicides en série dans les danchi
Comme par un fait exprès, c’est à la fois dans ces banlieues que se concentrent le plus grand nombre de Mac Donalds (2) et que sont enregistrés les plus fort taux de suicide. Les danchi sont des lieux stériles. À l’endroit où les magnifiques paysages d’antan ont laissé place à des barres de béton, un nouveau genre de meisho voit le jour : les «sites célèbres de suicide» (jisatsu no meisho). «Parmi ceux-ci le danchi de Takashima Daira, au nord-ouest de Tôkyô est des plus renommés», raconte la sociologue. Construit dans les années 1970, ce complexe regroupe plus de 8000 logements. «La densité y est telle, et l’architecture […] à ce point anonyme, qu’une bonne partie des habitants y ont perdu toute envie non seulement d’y vivre, mais tout simplement de vivre.» Dix personnes s’y suicident en 1977 ; treize en 1978 ; dix-sept en 1979 et vingt-trois en 1980 (ce qui fait un suicide tous les dix jours). Le cadre y est si claustrophobique qu’il attire les suicidaires de toute la région.
La solitude tue
Les tabloïds rapportent que les habitants de Takashima Daira s’habituent à voir tomber un corps devant leur fenêtre. «Ils n’interrompent même plus leur déjeuner», vont jusqu’à dire certains journalistes (information peu crédible) qui dénoncent la froideur de ces lieux où les liens de voisinage ont été remplacés par des règles strictes et impersonnelles. Les habitants sont seuls. D’autant plus seuls que les danchi –formatés sur le modèle américain– sont trop petits pour accueillir les grands-parents : 35 mètres carrés. À peine de quoi loger un couple avec enfant(s). Lorsque les danchi se popularisent, imposant le modèle occidental de la famille nucléaire, ils font voler en éclat un système qui permettait jusqu’ici aux trois générations de s’entre-aider : traditionnellement, les enfants s’occupaient de leurs parents devenus vieux.
Quand les cités dortoirs se muent en villes fantômes
Dans les danchi, pas de place pour les vieux : ils sont placés en maison de retraite. Pas de place pour des jardins : il faut aller au parc. Pas de place pour des potagers : il faut acheter ses légumes dans un shopping mall. Pas de place pour le désir (3). Le fantasme de la danchi-zuma c’est celui d’une modernité délétère, le rêve morbide d’une vie soi-disant meilleure dans des «zones rénovées» où ne subsistent plus aucun repère, plus aucun point d’attache. Des espaces d’anonymat où les épouses interchangeables errent sans but et attendent.
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A LIRE : Au paroxysme de la société de consommation. Un siècle de banlieue japonaise, de Cécile Asanuma-Brice, éd. Métis Presse, 2019.
NOTES
(1) Danchi-zuma Hirugasari no joji, réalisé par Shogoro Nishimura.
(2) «294 magasins pour Kanagawa, 232 pour Saitama et 186 dans le département de Chiba en 2011» (source : Un siècle de banlieue japonaise, Cécile Asanuma-Brice).
(3) Lorsque les danchi apparaissent, ils représentent pourtant l’idéal d’une vie moderne et émancipée. «Vivre en danchi équivaut à accéder à un meilleur niveau de vie matériel, de nombreux équipements, et une plus grande surface habitable par personne. N’importe quel salary-man rêve de quitter sa petite maison de bois sombre de la ville basse, sans isolation thermique ni sonore, pour venir occuper un danchi, ébloui par les reflets de l’évier stainless de la cuisine !» (source : Un siècle de banlieue japonaise, Cécile Asanuma-Brice).