En mai 2014, en Californie, Elliot Rodger, 22 ans, explique sur YouTube qu’il va tuer des filles, parce qu’il est encore vierge et que les femmes ne s’intéressent pas à lui. Après quoi, il assassine sept personnes à coups de couteau et de revolver.
Sa famille avait prévenu la police plusieurs semaines auparavant, s’inquiétant des vidéos qu’Elliot postait en ligne. Il y en avait une vingtaine, intitulées tantôt «Pourquoi est-ce que je hais tellement les filles ?», «La vie est injuste parce que les filles ne veulent pas de moi» ou «Ma réaction quand je vois des jeunes couples à la plage : l’envie». Ayant auditionné le garçon, la police estima qu’Elliot était «parfaitement poli, gentil et un humain formidable». Quelques heures avant son meurtre de masse, Elliot se filma dans une dernière vidéo intitulée «La vengeance d’Elliot Rodger». Il expliqua qu’il allait tuer toutes les «garces blondes et gâtées» qu’il verrait, car «ce n’est pas juste... Je ne sais pas pourquoi vous les filles n’êtes pas attirées par moi, mais je vais toutes vous punir pour cela.»
La misogynie peut tuer
Jessica Laventi, une journaliste de The Guardian écrivit : «Je me demande dans quelle mesure la police n’a pas ignoré ces vidéos, parce qu’il semble normal que les jeunes hommes développent une misogynie violente.» Quoi de plus courant, en effet, que dire du mal de ces bonnes femmes qu’on ne peut même plus aborder dans la rue, qui vous snobent dans les clubs et qui hurlent MeToo dès qu’on leur fait un compliment ? A priori, pas de quoi s’inquiéter. Mais cette misogynie rampante n’est-elle pas dangereuse lorsqu’elle est attisée par des mouvements de pensée collective ? La journaliste insiste : «La vérité, c’est qu’il n’existe pas de misogyne solitaire –ils sont créés par notre culture et par des groupes qui leur disent que leur haine est à la fois partagée et justifiée.»
Prétendant au titre de «mâle Alpha»
Il s’avère qu’Elliot Rodger fréquentait le site du Mouvement des hommes. Il se désignait d’ailleurs comme un «mâle Alpha» (1), une appellation courante dans ces cercles qui font, sur Internet, la promotion d’une masculinité conventionnelle associée à la musculation, au tir, aux jeux vidéo de guerre et à la drague. Dans un livre intitulé La crise de la masculinité, le chercheur Francis Dupuis-Déri consacre un chapitre à l’émergence de ces communautés en ligne qui dénoncent ce qu’elles appellent la société Egalistan (2). Sur leurs forums, leurs chaines YouTube et sur les réseaux sociaux, les membres de ces communautés affirment volontiers que les féministes (surnommées féminazis ou misandres) mènent une «guerre contre les hommes», qu’elles les dévalorisent, les briment et visent à faire d’eux des «caniches» ou des «efféminés».
La drague comme «technique d’empowerment» masculine
En France, ces communautés existent aussi, sous des formes parfois surprenantes : il peut s’agir de sites consacrés aux techniques de drague (3), encourageant l’idée que les féministes sont les ennemis à abattre. Dans son livre Alpha Mâle, l’anthropologue Mélanie Gourarier en donne quelques aperçus troublants. Les apprentis «séducteurs» (pickup artists) qu’elle cite affirment que les femmes dominent les hommes, les humilient et les dégradent en les menant par le bout du pénis. Propos tenu sur un forum : «Elles choisissent volontiers d’attiser notre désir, sans nous libérer de toutes les frustrations qu’elles créent quotidiennement chez des millions d’hommes. Elles adoptent ainsi un comportement digne des plus grandes dictatures modernes [...] L’accès au sexe est devenu pour l’homme moderne, la source de son esclavage par les femmes»
«Allons casser du féministe mes frères !»
Ce discours n’est pas nouveau. L’idée selon laquelle la femme abuse du pouvoir qu’elle détient sur les hommes suscite depuis plusieurs décennies des textes vindicatifs ou des romans à succès (Houellebecq). Parfois aussi cette idée favorise des meurtres, salués comme des actes glorieux. Après le massacre commis par Elliot Rodger, des admirateurs lui consacrent une page Facebook en le présentant comme «un héros américain qui a fait le sacrifice ultime pour combattre l’idéologie féminazie». Michael Kimmel dans son livre Angry White Men glane des propos similaires suite au meurtre de 5 jeunes femmes par un homme qui ne supportait pas d’être sans cesse éconduit. Il estimait que c’était injuste car les femmes lui étaient «dues». A son image, beaucoup d’hommes estiment avoir droit à des rapports sexuels, revendiquant «l’accès au corps» des femmes comme à une prérogative.
La conspiration des laissés-pour-compte
Aux Etats-Unis, voici donc quelques uns des propos qui furent tenus après la vengeance du frustré : «Un homme décent qui touche un bon salaire et qui n’abuse pas des femmes MÉRITE une baise. Point. Le fait que tant d’hommes ne l’ont pas est un crime. Et dans une société juste, tous les crimes sont éventuellement punis»; «J’applaudis au viol et à la violence nécessaire contre les femmes, car il est très clair que des hommes amers les blessent et les tuent parce qu’elles ne sortent pas avec eux. C’est seulement ainsi que les femmes vont possiblement abandonner leur égalité et vont être forcées de s’établir en couple en raison de besoins économiques réciproques».
De tels propos illustrent bien la nature du problème : pour certains hommes, l’indépendance des femmes représente un danger car soit elles se refusent (choisissant de préférence des partenaires «riches, beaux et puissants», disent-ils), soit elles prennent les devants (prenant «le contrôle» de la relation, disent-ils). Il devient plus difficile d’obtenir un accès à leur sexualité et, aussi, plus compliqué de reproduire le schéma du mâle prédateur. Que faire, sinon se venger ?
.
A LIRE : La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri, éditions du Remue-Ménage, 2018. Sortie en librairie en France le 24 janvier 2019.
Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, de Mélanie Gourarier, éditions Seuil, 2017.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN QUATRE PARTIES : «La crise de la masculinité n’existe pas» ; «Faut-il tuer les garces blondes et gâtées ?» ; «Insurrection Beta : rêve érotique sanglant ?» ; «Ecole de la masculinité: bonne ou mauvais idée ?»
POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE MARCHE DU SEXE :
«Pourquoi les femmes dominent le marché du sexe ?»
«Peut-on aimer le sexe, sans avoir à s’en cacher ?»
«Faut-il dire non pour se faire aimer?»
«Les hommes : phobiques de l’engagement ?»
«On ne négocie pas avec le sexe»
«Idée reçue : l’homme demande, la femme refuse»
«Soyez érotique, devenez des battants»
«Il faut coucher pour réussir ma fille»
«Faire l’amour pour faire plaisir ?»NOTES
(1) «Je vais prendre un grand plaisir à vous massacrer. Vous allez finalement voir qui je suis, en vérité, le supérieur, le vrai mal Alpha.» (Transcription de la dernière vidéo postée par Elliot Rodger).
(2) Egalistan : jeu de mot sur Taliban et égalitaire. Egalistan désigne une société dystopique composée d’hommes et de femmes indifférenciés, n’ayant plus rien «de sexy, ni de désirable», puisqu’ayant aboli toutes les différences entre le masculin et le féminin. (Source : La crise de la masculinité, Francis Dupui-Déri).
(3) Un des plus connu, l’américain Roosh V. présente son site Return of Kings (Retour des rois) comme un «blogue pour hommes hétérosexuels et masculins [...] qui croient que les hommes devraient être masculins et les femmes devraient être féminines. [...] Ce site se veut un espace sécuritaire sur le Web pour ces hommes qui ne sont pas d’accord avec la direction dans laquelle va la culture occidentale. Les femmes et les homosexuels n’ont pas le droit de placer des commentaires.»