En France, les bisexuels (hommes et femmes) n’ont pas une très bonne image. Ils «mangent à deux râteliers». Ils ne «savent pas ce qu’ils veulent». Ils vont «tantôt à droite, tantôt à gauche». On les soupçonne de se dire bi pour justifier leurs tromperies. Qu’en est-il ?
«Les premiers résultats d’une enquête sur la biphobie menée par SOS-Homophobie et Bi’cause, montrent qu’un répondant sur 10 associe la bisexualité à l’infidélité, la volatilité et l’indécision. 13,5% estiment que les bisexuels sont dans un questionnement constant et dans une instabilité émotionnelle.» 40% des répondants refusent d’ailleurs l’idée de s’engager avec un-e bisexuel-le. Pourquoi ? Parce que «les bisexuels ont besoin de rapports réguliers avec les deux sexes.» Pour le dire autrement : on ne peut pas leur faire confiance. L’usage des termes «bipolaires», «lunatiques» et «homo-refoulés» reviennent d’ailleurs souvent dans les propos des sondé-e-s.
La bisexualité serait-elle le dernier tabou de notre société ?
Entre 2015 et 2016, Félix Dusseau, chercheur en sociologie, interroge 28 personnes bisexuelles, pour comprendre qui elles sont. La plupart de ses interlocuteurs (hommes et femmes) éprouvent des difficultés à justifier leurs attirances. Ces attirances plurielles sont en effet souvent assimilées à des tendances homos inavouées ou à de coupables penchants pour l’hédonisme. Quand une personne se dit «bi», la première question qu’on lui pose est d’ailleurs : jusqu’à quel point peut-elle s’engager avec quelqu’un ? Est-elle réellement capable de tomber amoureuse aussi bien d’un homme que d’une femme ? Ses relations durent-elles une nuit, un mois ou une année ? Bref. On lui demande des preuves qu’elle est capable d’aimer. Dans le cas contraire, on lui dit qu’elle n’est pas bi, mais seulement homo honteuse ou qu’elle se cherche. Pour beaucoup, les bis sont des personnes qui hésitent entre deux identités, attendant de savoir si elles sont homo ou hétéro… ce qui revient à dire qu’il ne peut y avoir que deux formes de sexualité/d’attachement. Pas une de plus. Les bis sont donc estampillés touristes, voire pire : volages, frivoles, versatiles, faibles, borderline et inconstants. Pour Félix Dusseau, ces jugements sur les bis sont révélateurs des tensions qui traversent notre société concernant le diktat de l’Amour.
L’amour : une valeur morale hégémonique
«L’Amour est devenu une des normes fondatrices du couple et de la sexualité», dit-il. Dans un article («Les bisexualités : un révélateur social de l’Amour») publié dans le numéro 58 de la Revue des Sciences Sociales sur le thème «L’Amour, les amours», Félix Dusseau constate que l’Amour –devenu LOI– cadenasse nos existences. Depuis la légalisation de la pilule et du divorce, il est en effet devenu obligatoire d’aimer ET de baiser exclusivement son conjoint ou sa compagne. L’adultère qui était autrefois toléré, voire encouragé, fait maintenant l’objet d’une forte réprobation sociale. La sexualité n’a plus le droit d’exister en dehors de l’amour. Maintenant «l’individu doit et ne peut se révéler que dans la fusion sentimentale avec son “âme sœur” au sein de l’entité couple, résume Félix Dusseau. […] Le drame de la bisexualité se situe là : elle suggère initialement, par sa définition même, le non-respect de la monogamie.» Empruntant son raisonnement à Catherine Deschamps qui avait, en 2002, publié un ouvrage de fonds sur la question (Le miroir bisexuel, hélas épuisé), Félix Dusseau explique : la définition primaire de l’hétérosexualité c’est «un homme/une femme» ; la définition primaire de l’homosexualité c’est «un homme/un homme» ou «une femme/une femme». Mais la définition de la bisexualité ?
«Un homme-une femme-un homme» ou «une femme-un homme-une femme» ?
Avec les bis on a le chiffre trois. Et même si les personnes bisexuelles sont les premières à dire que ça ne veut rien dire, parce qu’elles mènent rarement plusieurs amours de front, et qu’il s’agit (presque) toujours de relations exclusives… On ne les croit pas. La bisexualité «pose d’emblée la question du choix, de l’existence possible de trois partenaires, raconte Félix Dusseau, ce qui revient à remettre en cause le mythe du couple-fusion». L’enquête menée sur la biphobie est, à cet égard, significative : 78 % des interrogé-e-s acceptent de coucher avec une personne bisexuelle, mais seulement 61% se disent prêt-e-s à s’engager dans une relation affective. Pourquoi ? Par peur d’être trompé-e avec une personne de l’autre sexe. Les résistances sont plus particulièrement fortes chez les gays. Un sondé dit qu’il «n’aime pas le mélange des genres» et un autre insiste : «L’idée qu’une femme puisse interférer m’insupporte complètement.» Le spectre de l’adultère plane donc sur les bis, qu’on soupçonne de ne pas être fiables et de ne pas pouvoir s’investir durablement dans une relation. Ce sont les «infidèles» du XXIe siècle.
Haro sur les «infidèles» !
La légalisation du mariage pour tous et toutes n’a d’ailleurs fait qu’aggraver les choses, note Félix Dusseau. «L’idéal du grand Amour, partagé par tous quelle que soit l’orientation sexuelle» a creusé l’écart entre des gens considérés comme «sérieux» (ceux qui s’épousent) et les gens dits «nomades» ou «mobiles sexuels», incapables de se fixer. Les inconstants qui ne font pas couple (ou pas longtemps) sont volontiers assimilés à des victimes «de la société consumériste et de l’immédiateté». A l’instar des célibataires (homos ou hétéros) qui changent souvent de partenaire, les bisexuel-le-s sont souvent perçu-e-s «comme des individus incapables d’aimer, du moins adeptes du “tout, tout de suite”», explique le chercheur qui les assimile à des réprouvés. En 2002, la sociologue Catherine Deschamps comparait également les bisexuels à des «boucs émissaires» sacrifiés sur l’autel des impératifs contemporains (amour, couple, fidélité). Tout comme les adeptes de plans culs et d’aventures sans lendemain, les bis font tâche dans notre société. Ils ne cadrent pas avec l’idéal normatif de l’amour institutionnalisé. Ils n’entrent pas dans les catégories binaires. On les accuse d’être pollués par «l’idéologie marchande». On voit en eux des «consommateurs de sexe». Et si c’était le contraire ? Et s’ils incarnaient une forme de liberté ? Eux, au moins, s’accordent le droit de ne pas choisir.
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A LIRE : «Les bisexualités : un révélateur social de l’Amour», de Félix Dsseau, Revue des Sciences Sociales n°58, sur le thème «L’Amour, les amours» (numéro dirigé par Patrick Schmoll), 2017.
Le miroir bisexuel, de Catherine Deschamps, éditions Balland, 2002.
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