Ecrivain ou écrivaine ? Madame le ou Madame la ministre ? Ces questions semblent anecdotiques et pourtant. La féminisation des noms de métier fait toujours polémique. Dans “Le sexe des mots”, Claudie Baudino résume les pour et les contre.
En 1891, une romancière nommée Marie-Louise Gagneur, adresse une lettre à l’Académie française pour réclamer la féminisation des noms de métiers : comment désigner une femme auteur ou écrivain ?, demande-t-elle. Sa lettre, publiée dans Le Figaro, lue en séance le 23 juillet 1891, suscite les réponses de deux académiciens. Le premier –Charles de Mazade– répond que «la carrière d’écrivain n’est pas celle de la femme». Que ces dames restent aux fourneaux et la grammaire sera bien gardée. Le second –Leconte de Lisle– répond plus courtoisement qu’il vaudrait mieux dire «une écrivain» qu’avoir recours aux mots autrice ou auteuse qui «déchirent absolument les oreilles». En 2000, la chercheuse Claudie Baudino relate l’affaire dans une thèse de doctorat en sciences politiques, ensuite publiée chez L’Harmattan. En 2017, elle publie Le sexe des mots dans la collection Egale à égal –dirigée par Annie Battle et Catherine Vidal– qui se donne pour objectif de sensibiliser l’opinion publique à la question de la parité. Le propos de l’ouvrage est, clairement, de «mettre les mots au service de l’égalité entre les sexes.» Comment faire ? Avant tout, en dépassionnant le débat.
Touche pas à ma langue
Notant «l’angoisse qui nous étreint chaque fois qu’on touche à notre langue, chaque fois qu’il est question d’en modifier le visage familier», Claudie Baudino prend ses précautions. Il ne s’agit pas d’imposer quelque changement linguistique que ce soit. Il s’agit juste d’accompagner l’évolution du marché du travail qui voit les femmes investir des métiers autrefois strictement masculins. Comment les désigner ? Faut-il continuer à dire «Le professeur est gentille», «Le maire est enceinte» ? Ou proposer des solutions afin que les gens se sentent mieux dans la langue ? C’est l’usage qui tranchera. «Accordons aux femmes le droit de dire qui elles sont, ce qu’elles font», résume Claudie Baudino. Libre à elles de se faire appeler professeure, chercheuse, avocate, doctoresse… ou pas. «La langue qu’on a apprise dès l’enfance, relève de l’affectif, de l’identité. On se construit avec elle. […] Des modifications surtout quand elles ont une portée symbolique nous perturbent. Par ailleurs, les changements linguistiques autoritaires évoquent le pouvoir absolu des régimes totalitaires. Le spectre de la novlangue, imaginée par George Orwell dans son roman 1984 n’est jamais bien loin. Et, à travers lui s’exprime la crainte que les réformateurs prennent le pouvoir sur nos esprits en changeant les mots.»
Consciente des enjeux suscitée par les réformes –souvent comparées à des «polices de la pensée»–, la chercheuse énumère les arguments des opposants aux mots comme «écrivaine», «procureure» ou «pompière»…
Argument 1 : des métiers réservés aux hommes ?
L’argument le plus ancien, et le moins défendable, consiste à dire que «Certains noms de personnes de genre masculin n’ont pas de forme particulière pour le féminin, parce qu’ils désignent des états ou des professions qui conviennent plus spécialement aux hommes ; tels sont auteur, écrivain, poète, peintre, docteur, général, charlatan, etc.» (Cyprien Ayer, grammairien, 1876).
Erreur, répond Claudie Baudino : entre le XIIe et le XIVe siècle, d’innombrables ouvrages attestent l’existence de femmes exerçant des métiers aussi divers qu’archère, boursière, cuisinière, féronne, fromagère, mairesse, marchande, maréchale ou tavernière… «La loi donnait aux femmes la possibilité d’être tutrices ou de plaider. Dans les rues, elles étaient jonglerresses ou chanteiresses. Dans le domaine religieux, elles étaient abbesse, clergeresse, etc». La langue française ne cesse d’évoluer ; rien n’est figé. «Vouloir féminiser les noms de métiers, titres, grades et fonctions ne relève pas d’une sorte de mode, ni du goût de quelques femmes féministes ou politiques. Non seulement, comme le souligne la Commission générale de terminologie et de néologie, la féminisation «n’est pas interdite par la langue», mais elle permet de rendre compte – puisque les mots existent pour dire les choses – d’une situation désormais irréversible» : il y a des femmes dans tous les corps de métier, y compris ceux autrefois réservés aux hommes.
Argument 2 : la neutralité du masculin ?
En 2014, le député Julien Aubert refuse à maintes reprises de désigner la présidente de l’Assemblée Nationale au féminin. Il lui donne le titre de «Madame le président» (au lieu de «Madame la présidente»). 140 députés protestent suite aux sanctions qui le frappent avec l’argument suivant : «“le président”, comme “le juge”, “le préfet”, “le professeur”, “le commissaire”, “le ministre”, expriment en français non la masculinité de la fonction mais sa neutralité par rapport au genre.»
C’est une fausse neutralité, rétorque Claudie Baudino, dans la mesure où elle se cache sous les habits du genre masculin. «On dit souvent que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Il faudrait ajouter : n’existe pas symboliquement.» Elle s’appuie sur plusieurs études en psychologie qui semblent étayer la fameuse théorie de «l’invisibilisation». Quand on lit des phrases avec les mots avocats, ministres ou chercheurs, on ne voit que des hommes. Les enfants à qui on donne à lire des manuels usant du masculin générique, ont, dès leur jeune âge, une image du monde d’où la femme est exclue. L’influence du langage sur les représentations mentales pose problème, ajoute Claudie Baudino : «Les femmes peuvent conquérir des droits, des métiers, des fonctions, mais tant que ces évolutions ne sont pas nommées, l’égalité n’est pas acquise dans les représentations. Nommer permet de passer du stade de la tolérance à celui de la reconnaissance.»
Argument 3 : au féminin, ça donne des homonymes ?
Comme le fait remarquer le député Julien Aubert, «en français “la présidente” désigne la femme du président.»
Oui, et alors, réplique Claude Baudino : «Les mots ont plus d’un sens». Dénonçant «l’argument creux mais populaire», qui consiste à dire : impossible, ça existe déjà !, la chercheuse explique : «C’est l’argument que l’on emploie pour décourager l’emploi de plombière qui désignerait déjà une variété de crème glacée, ou encore de cafetière qui désignerait l’instrument avant la femme… Mais, c’est oublier un peu vite que la langue s’accommode très bien de la polysémie du mot cadre par exemple, qui s’emploie au masculin comme au féminin, pour désigner une personne comme un objet ou même un concept. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour constater que les mots ont plusieurs sens. D’ailleurs, si la langue n’était qu’une nomenclature faisant correspondre chaque mot à une seule chose, comment pourrait-on faire des jeux de mots ?»
Argument 4 : le masculin est «non marqué» ?
Dans leur célèbre déclaration du 14 juin 1984, deux académiciens –Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss– posent la distinction entre un genre masculin, «non marqué», et un genre féminin «marqué». Le premier, disent-ils, aurait «la capacité à représenter à lui seul les éléments relevant de l’un et l’autre genre», tandis que le second instituerait «entre les sexes une ségrégation». Selon cet argument, féminiser un métier ou une fonction, c’est instaurer un ordre binaire, séparer le monde entre deux genres.
«Il s’agit d’une posture d’autorité qui cède progressivement face à l’usage», se contente de dire Claudie Baudino qui cite Virginie Despentes : «Personne ne s’est roulé par terre quand on a parlé de factrice. Mais que de hurlements quand on a dit écrivaine, auteure ou autrice ! Comme si on affrontait encore un problème de légitimité.» Comme par un fait exprès, l’argument du masculin non marqué n’est souvent brandi que pour les métiers «nobles» : «L’usage conçoit une ouvrière, mais tolère difficilement une huissière ou une greffière. Académicien et pharmacien ne pourraient pas s’accorder au féminin […]. Une directrice pourrait être nommée à la tête d’une école maternelle, mais, à la tête d’un cabinet ministériel […]. La logique est sociale, pas grammaticale. Au-dessus d’un certain statut, on fait jouer la valeur générique du masculin pour endiguer la féminisation des noms. L’accord au masculin rend les femmes invisibles dans le champ professionnel.»
Argument 5 : au féminin cela sonne mal, ce n’est pas beau
L’argument de l’euphonie malmenée, du bizarre, voire du malséant, est souvent invoquée par des experts qui, comme l’académicien Marc Fumaroli, en juillet 1998, signe une tribune potache dans Le Monde. Il affirme qu’au féminin, certains mots choquent et en donne pour exemple le mot recteur, offrant à choisir “entre recteuse, rectrice et rectale”. Il insiste aussi lourdement sur la féminisation en -esse : mairesse, doctoresse, horreur, ça rime avec fesse.
Claudie Bodoni déplore ce qu’elle dénonce comme une technique d’intimidation : «Combien d’entraîneuses sportives ou de maîtresses de conférences ont renoncé au féminin de leur titre par crainte des connotations péjoratives ?» Invitant les femmes à ne pas se laisser faire, elle explique : «À travers ces dérapages, [les experts] adressent implicitement une mise en garde aux femmes. Vous en voulez des féminins ? Eh bien, il va falloir en assumer toutes les connotations. Au-delà de la mise en garde, ils ramènent systématiquement les femmes à leur sexe et à leur supposée inadéquation à l’exercice de la raison.» Elle ajoute : certains opposants affirment que dans “écrivaine”, ils entendent “vaine”, semblant ignorer que, dans “écrivain”, il y a “vain”… Quant à la féminisation du mot recteur : pourquoi pas rectrice ? On dit bien rédactrice en chef, lectrice ou présentatrice sans que cela choque l’oreille. Quant au mot mairesse, il vaut bien le mot confrère.
Argument 6 : un titre au féminin est discriminatoire ?
Féminiser sa fonction peut mettre une femme en posture critique, celle d’avoir à se défendre contre une image de militante féministe. Elle peut se voir reprocher une attitude de rupture par rapport aux usages : pourquoi veut-elle se distinguer ? Et sur quelle base le fait-elle ? Pourquoi mettre en avant le sexe dans un domaine où seules les compétences doivent primer ?
Sur ce point, Claudie Bodoni fait une réponse de principe qui laisse un peu à désirer : encourageant les femmes à donner l’exemple, la chercheuse stigmatise celles qui répugnent à féminiser leur fonction. «Tant que les femmes seront oubliées par la grammaire et effacées dans le vocabulaire, tant que le genre féminin sera le genre “marqué” au fer rouge de la soumission, tant qu’il sera enseigné que le genre masculin représente le genre humain à lui seul, tant que les femmes elles-mêmes croiront nécessaire de s’abriter derrière des noms de fonction au masculin comme elles le feraient d’une fausse barbe pour exercer le pouvoir, les femmes auront du mal à exister à égalité avec les hommes.» Le dénigrement des femmes traitresses à leur sexe, jugées collabos ou soumises, me paraît être le seul point faible de l’ouvrage (en contradiction avec l’idée de liberté prônée en préambule). Ce n’est pas en culpabilisant les femmes qu’on fait avancer les choses. Nous avons toutes des parcours singuliers et si certaines préfèrent se dire «écrivain» ou «Directeur de recherches», elles ont leurs raisons.
Argument 7 : la menace de l’engrenage ?
Dumézil, en 1984, inaugure ce type d’argument, en intitulant son fameux article «Mme Mitterrande, Mme Fabia», suggérant que la féminisation s’étendra aux noms de famille.
C’est ce que Claudie Bodoni appelle «le stade suprême de la mauvaise foi». Il s’agit de faire peur aux bourgeois, en brandissant le menace de ce qu’un autre académicien (Jean Dutourd) nommait en 1984 «la clitocratie» : «À l’appui d’un réquisitoire contre la féminisation des noms, une revue reconnue, Le Sociographe, prétendait récemment que cet usage pourrait aboutir à la féminisation de tout ce que les femmes nomment. Ainsi, les mots arbre et fauteuil prendraient le genre de celle qui les énonce et deviendraient “une arbre”, “une fauteuille” […] Le spectre de la perte des repères est un invariant de ces controverses.» Pour Claudie Baudino cet argument reflète l’angoisse d’une certaine élite qui craint de perdre ses privilèges, creusant le gouffre qui la sépare de la population française qui, elle, féminise les noms de métier depuis longtemps déjà. Les élèves disent «ma prof». Les plaignants disent «mon avocate» (1). Personne n’attend l’autorisation de l’Académie pour faire bouger la langue.
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A LIRE : Le sexe des mots : un chemin pour l’égalité, de Claudie Baudino, éditions Belin, collection Egale à égal, 2017.
Institut national de la langue française, Femme, j’écris ton nom... Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, La Documentation française, 1999.
LASSERRE, Audrey. La disparition : enquête sur la « féminisation » des termes auteur et écrivain In : Le mot juste : Des mots à l’essai aux mots à l’œuvre [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2006.
POUR EN SAVOIR PLUS : «Le mot autrice vous choque-t-il ?»
NOTE (1) L’historienne Eliane Viennot dit des choses très justes là-dessus.
Claudie Baudino est membre du Laboratoire de l’égalité