Les robots, pour l’instant, relèvent du spectacle de cirque. On s’amuse à frissonner en regardant ces pauvres machines qui tentent de nous imiter. Mais à quoi rime ce jeu ? En Occident : à se faire peur ? Au Japon : à se faire pleurer ?
Dans un ouvrage intitulé L’âge d’or de la robotique japonaise, l’anthropologue Zaven Paré analyse avec humour l’effet produit par les robots sur les curieux ou les écoliers. Des machines trop souvent défectueuses, mal réglées, aux programmes insuffisants… Leur soi-disant «intelligence artificielle» se résume à des morceaux de dialogue pré-enregistrés. Ca ne marche pas. Mais qu’importe. En dépit des ratages et des bugs, ces «pantins de foire» (ainsi qu’il le souligne) suscitent toujours la curiosité. Surfant sur l’effet d’attente, les roboticiens n’hésitent d’ailleurs jamais à mettre en scène leurs créatures comme des objets magiques : abracadabra, le robot va vous serrer la main. Shazam, il va faire une plaisanterie… Le tour de magie le plus populaire du moment, c’est quand le robot ressemble à son créateur : c’est le cas du Geminoid, créé à l’image du roboticien Hiroshi Ishiguro.
Le progrès, garant de la «la foi en l’avenir» ?
Quand il reçoit des gens «en vrai », Ishiguro prend le thé avec eux «juste pour prouver qu’on n’est pas en train de parler avec son clone mécanique». Bien évidemment, une telle preuve est superflue, raconte Zaven Paré : le clone est loin de faire illusion. Mais cela fait partie des jeux auxquels les visiteurs se soumettent volontiers. Car il est agréable d’imaginer qu’un jour le clone pourrait nous tromper. Le succès des robots repose, en grande partie, sur cette forme d’anticipation qui consiste à se projeter dans un futur imaginaire. Quand Ishiguro participe, avec son clone, à des émissions TV, les journalistes sont complices de la mise en scène : «Regardez l’humain, regardez le robot. Etes-vous sûr de pouvoir les distinguer ?» L’androïde est censé incarner le progrès. Le progrès est censé nous épater : il s’agit d’avoir foi en l’avenir… «En fait, les robots servent principalement de leurres pour nous bluffer», raconte Zaven, qui compare volontiers les robots à des outils de culte.
Pour l’instant, l’intérêt des robots, c’est qu’ils font rêver
Ces androïdes qui sont tenus pour de véritables «merveilles», la «preuve» époustouflante du génie technologique de l’humain doivent leur succès au fait qu’ils nous font rêver. Mais si, un jour, ces androïdes devenaient «trop» ressemblants ? Pourrions-nous tomber dans le panneau ? Jouant les démiurges, Ishiguro affirme qu’il en serait ravi. «Il cherche à nous provoquer, affirme Zaven. Plus précisément, il cherche à nous faire réagir en nous montrant que les robots sont les miroirs de nos fantasmes». De fait, nos fantasmes flirtent avec l’effroi : en Occident, les copies d’humains réveillent inévitablement la hantise du «Grand Remplacement». Et si, à force de nous imiter, le robot devenait un danger ? En février 2017, une Commission en robot-éthique propose au Parlement Européen une charte «visant à empêcher les personnes de devenir émotionnellement dépendantes de leurs robots». Pour la rapporteuse Mady Delvaux, qui définit de façon très large le robot comme un appareil connecté, cette charte «permettrait d’éviter que des personnes âgées, malades, handicapées, des enfants, des adolescents perturbés, finissent par confondre l’homme et le robot.»
Faut-il avoir peur de s’attacher à des objets ?
La crainte de Mady Delveaux, c’est qu’en créant des robots «trop» réels, on crée la confusion dans l’esprit de gens vulnérables, i.e. des gens incapables de faire la distinction entre un humain et un objet simulant l’humain. Au XIXe siècle, les romans d’amour étaient interdits aux femmes (jugées trop impressionables) pour ces mêmes raisons. Dans son livre –fruit d’une longue enquête de dix ans dans les laboratoires de robotique japonaise–, Zaven Paré dédramatise la situation : il y a une part de jeu, dit-il, dans le fait de créer des androïdes. Nous aimons frissonner en imaginant des monstres dans la nuit. Nous aimons inventer des pièges, pour le seul plaisir de les déjouer. Pourquoi s’en priver ? Ce plaisir, d’ailleurs, n’est en rien différent de celui que procure le cinéma. «Le miroir des robots ne fait que nous renvoyer l’image d’un projet, d’un projet de société sans doute, mais surtout d’une incroyable capacité de concrétisation de rêves, dit Zaven. Si au bout de cet improbable projet les humains ont envie de vivre avec des robots pourquoi pas…» Encore faudrait-il y trouver un intérêt. Lequel ?
A quoi les robots pourraient-ils nous servir ?
A quoi ces robots pourraient-ils nous servir ? C’est à la société de trouver une réponse. Ishiguro n’en n’a pas. En collaboration avec des artistes, il ne fait qu’explorer des usages possibles du Geminoid. Parfois, un de ses Geminoids est utilisé pour lire des dépêches d’actualité à la radio. Parfois pour porter des vêtements dans les vitrines de grand magasin. Mais, comme par hasard, c’est au théâtre que les expériences avec ses robots-clones ont été les plus fertiles. Depuis 2009, Ishiguro travaille avec le dramaturge Oriza Hirata au sein du Robot Actors Project, qui vise à simuler «des situations de la vie quotidienne [en] présence des robots.» Imaginons que les androïdes soient employés comme assistants pour des humains en difficulté, des vieux, des malades, des chômeurs dépressifs ou des handicapés… comment rendre leur intervention efficace ? Imaginons un robot accompagnant de fin de vie pour un personne en phase terminale de cancer… à quelles conditions pourrait-il être utile ? Plusieurs pièces de théâtre voient le jour sur ce thème, qui élaborent des réponses possibles.
Un robot pour accompagner les malades en phase terminale
Un robot de fin de vie serait certainement utile s’il savait réciter des poèmes, suggère Hirata : il créé l’histoire d’une jeune femme qui va mourir. Des lambeaux de Rimbaud récités par un robot (Gem F) pourraient-ils la soulager ? Il jauge, aux réactions du public, ce qui rend la machine acceptable, ce qui lui donne du sens. La pièce intitulée Sayônara (Au-revoir) fournit l’occasion de tester grandeur nature des protocoles d’interactions avec un Geminoid féminin. Mais ce n’est pas assez. «Un an après Fukushima, Hirata a proposé une nouvelle version de Sayônara, ou plutôt une deuxième partie, une sorte d’épilogue “post- Fukushima”. Après que Gem F se soit tue et qu’on ait éteint la lumière, cette fois-ci une lumière de service se rallume. La chaise où se trouvait la jeune femme est alors vide et l’andréide reprend son poème seule, comme si elle n’était qu’un dispositif machinique : «Je suis allée plus loin que Yochan. Je suis allée plus loin que Tadashi… (1)»
Il faut «trouver une vocation» aux androïdes
«Un sentiment de compassion semble saisir certains spectateurs», raconte Zaven Paré qui assiste au spectacle. Ce sentiment s’aggrave lorsqu’un acteur jouant le rôle d’un agent de transport, son téléphone collé à l’oreille, débarque sur la scène, en apparence insensible aux questionnements du robot qui évoque des noms de personnes proches (Yochan, Tadashi…), des voyages accomplis par elles, un destin de femme amoureuse… L’employé débranche Gem F. «Je veux que là-bas tu continues à dire tes poèmes», dit-il. «Oui», répond-elle sans comprendre. «Parce que là-bas, il y a eu beaucoup de morts... On ne peut plus y aller et personne ne peut plus y dire de poèmes.», dit-il. Il lui explique que «là-bas» personne ne peut plus se rendre. Elle y sera transportée par un autre robot puis laissée sur place, afin qu’une voix continue de résonner. Zaven conclut : «Les robots pourraient réciter des poèmes aux morts dans les lieux inhabitables remplis de fantômes. Fantôme parmi les fantômes, Gem F deviendrait alors une machine métaphysique.» Voilà à quoi on pourrait employer les robots : à consoler nos âmes en peine. Il pourrait alors «rester quelqu’un lorsqu’on ne sera plus là.»
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A LIRE : L’âge d’or de la robotique japonaise, de Zaven Paré, éditions Les Belles Lettres, 2016.
NOTE (1) Poème de Tanikawa Shuntaro (Adieu, 2012), traduction Mathieu Capel et Ogashiwa Hirotoshi
DOSSIER ROBOT : «Créer son clône, mais pour quoi faire ?», «Faut-il avoir peur des robots trop humains ?», «Les ancêtres des androïdes : des poupées-prostituées ?»,«Geminoid-F : le robot en mal d’amour»
REFERENCE : Le numéro de la revue Gradhiva «Robots, étrangement humains» (n°15, 2012), dirigé par Emmanuel Grimaud et Denis Vidal contient un article de Masahiro Mori, ainsi qu’un très bel entretien avec lui, mais surtout un discours critique par rapport à cette théorie et une remise en perspective de notre conception des «merveilles» anthropomorphiques.
L’EXPOSITION au Musée du Quai Branly «Persona, étrangement humain», montée en 2016 par par Emmanuel Grimaud et Anne-Christine Taylor-Descola (avec Thierry Dufrêne et Denis Vidal) portait également sur les frontières de l’humain et de l’inhumain. Un très beau catalogue a été publié en collaboration avec Actes Sud.
VIDEO : In ‘The Performers’ Act VII #Gucci and British GQ’s video series, the film opens with Erica—a robot created by Hiroshi Ishiguro—asking “Lately, I’ve been wondering what is the distinction between you and me?” referring to the differences between humans and robots.