Au Japon, les ancêtres des androïdes sont des mannequins ultra-réalistes de geishas ou de prostituées. Dans un ouvrage consacré à la robotique, l’anthropologue Zaven Paré situe l’origine des “réplicants” dans les fêtes foraines du XIXe siècle.
Les «real humans» du roboticien Hiroshi Ishiguro ne prennent pas par hasard les formes de beautés ou de clones inquiétants… Dans un ouvrage intitulé L’âge d’or de la robotique japonaise, l’anthropologue Zaven Paré remonte aux sources de leur histoire : des attractions populaires, mi-fantasques mi-lubriques, nommée iki-ningyô («poupées vivantes»). Ces poupées grandeur nature apparaissent dans les années 1850, à la faveur des festivals religieux qui attirent des foules de pèlerins, avides de réjouissances et de merveilles. Les temples bouddhiques organisent alors régulièrement des expositions de reliques ou d’icônes, appelées kaichô (littéralement «ouverture des rideaux»). «L’événement du “lever de rideau” servait à la publicité du temple et à la collecte de fonds pour son entretien, explique Zaven Paré. Des dizaines de milliers de personnes se pressaient aux abords des sanctuaires pendant la durée du kaichô.» Les prêtres louent des espaces aux cabanes foraines. Allant vénérer les trésors du temple, les pèlerins en profitent pour s’amuser : attractions sexuelles, jongleurs, monstres de foire, foetus en bocaux, spectacles de magie, maisons hantées… Parmi tous ces spectacles, celui des iki-ningyô fait rapidement fureur.
Des tournées de «poupées vivantes» à travers le pays
«C’est dans le complexe des temples d’Asakusa Sensô-ji de Tôkyô que s’initièrent les présentations phares de certains iki-ningyô», raconte Zaven Paré. Il s’avère qu’à l’époque où les «poupées vivantes» captent l’attention du public, les spectacles forains (1) sont devenus si énormes que des impresarios recrutent les meilleurs artistes et se disputent entre eux pour le monopole d’une attraction. Parmi ces artistes, peut-on compter Ôe Chubei ? «Le 2 février 1852, il inaugura une exposition de ses œuvres dans le quartier des maisons de prostitution de Naniwa-shinchi à Ôsaka, et il intitula son exposition “Poupées modernes pour cette année de prospérité”. L’attraction montrait des personnages grandeur nature aux poses dramatiques avec des visages remplis d’une intense émotion.» Les spectateurs accourent en masse, attirés par l’aubaine : la vie des prostituées de luxe fait l’objet de fortes spéculations chez ceux qui ne peuvent s’offrir leurs services. Grâce aux iki-ningyô, ces stars inaccessibles deviennent… presqu’abordables.
L’intimité des bordels enfin révélée
«Les iki-ningyô devaient être, à la fois, visuellement révélateurs et préserver une part de mystère. Considéré comme le successeur d’Ôe Chubei, Matsumoto Kisaburo (1826-1891) réalisa près de soixante-deux personnages grandeur nature pour l’exposition intitulée “Secrets d’un bordel” (Baishun yado no uchigawa no himitsu) en 1855. Il révélait ainsi au grand public un monde de divertissement normalement réservé à une élite. Au centre de l’attention, l’icône de la courtisane semi-cloîtrée était représentée dans sa routine quotidienne, mais aussi son corps en partie dévoilé. Habituellement entourées de mystère, ces activités étaient illustrées par des tableaux dont certains comportaient des personnages avec des membres articulés. La plupart de ces types de grandes poupées tout comme les automates et les marionnettes étaient démontables, d’une part pour permettre leur transport, leur stockage et leur restauration, mais aussi pour faciliter leur habillage et leur déshabillage pour l’entretien des vêtements et le changement de leurs tenues selon les circonstances ou le répertoire.»
Geisha au bain, femmes mouillées, émois publics
Ces reconstitutions virtuoses font le tour du pays. Lorsqu’elles sont exposées à Nagasaki, un jeune homme qui deviendra plus tard un célèbre sculpteur (Takamura Koun) témoigne de sa stupeur : «la figure d’une geisha du quartier de Maruyama était vue nue au bain. Derrière elle, il y avait une jeune servante tenant une sorte de gant de toilette. La geisha semblait être sur le point d’entrer dans l’eau, avec juste une serviette couvrant à peine ses parties intimes. Deux autres figures venaient de sortir de l’eau et arrangeaient leurs cheveux et leur maquillage devant un miroir. L’exposition était très enchanteresse.» Le mystère qui entoure la fabrication des poupées participe de l’enchantement : elles ne sont ni en bois, ni en plâtre… Seraient-elles en papier mâché, puis recouvertes de gofun (laque en poudre d’huitre) avec des cheveux humains ? Les spéculations vont bon train.
Utérus disséqués pour l’éducation du peuple
«Élevées au rang de véritables œuvres d’art, ces sculptures étaient aussi faites pour choquer, car non content de déployer un talent hyperréaliste, les scènes choisies représentaient parfois des personnages gisant dans leur propre sang ou le modèle grandeur nature d’une femme enceinte. L’œuvre d’Akiyama Heijûrô, intitulée “Les dix mois de la grossesse” datée de 1864, s’ouvrait dans sa partie abdominale pour révéler de façon spectaculaire les douze stades de la gestation d’un fœtus dans son utérus.» Entre mannequin d’anatomie et poupée de cire style Tussaud, les iki-ningyô sont censés à la fois instruire, effrayer, étonner, ravir et exciter. «Notons que la première dissection pratiquée au Japon fut dirigée par Yamawaki Tôyô en 1754 et Sugita Gempaku (1733-1817) publia le premier traité japonais d’anatomie moderne (Kaitai shinsho) en 1774, rappelle Zaven. Dans le cas des poupées anatomiques, le spectacle sacré et le profane carnavalesque se superposaient à l’émerveillement scientifique.»
Quelle différence entre un androïde et un spectacle de magie ?
Les androïdes futuristes ne sont-ils pas l’équivalent de ces «poupées» de baraque foraine ? Au début des XXe siècle, les iki-ningyô furent reconvertis en mannequins de mode. Comme par un fait exprès, Geminoid F, le clone robotisé d’une jeune femme, a lui aussi assumé le rôle d’une «poupée vivante» dans la vitrine d’un grand magasin. Ainsi que le note Zaven, non sans ironie, lorsque les médias s’extasient devant les prouesses des robots, ils ne font guère qu’inviter le grand public à une forme de communion collective. Officiellement, les androïdes sont les fruits de la science, présentée comme l’activité humaine la plus objective, la plus rationnelle et la plus éloignée possible de la croyance… Comment expliquer alors que les androïdes suscitent tant d’inquiétudes ou d’espoirs ? Certains s’effraient que les robots remplacent l’humanité. Le cinéma est rempli de ces mythologies millénaristes, qui réactualisent en Occident la peur de l’Armageddon. D’autres, au contraire, espèrent un jour devenir immortels grâce aux robots dans lesquels ils souhaitent télécharger leur mémoire. Leur voeu (pieux) : ressusciter par transfert d’âme. Nos technologies ne seraient-elles, au fond, qu’une nouvelle eschatologie ?
La science (la robotique, en particulier) n’est-elle qu’une forme de religion qui ne dit pas son nom ? La suite au prochain article.
.
A LIRE : L’âge d’or de la robotique japonaise, de Zaven Paré, éditions Les Belles Lettres, 2016.
«Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa», d’Hubert Maës. Texte publié dans «Histoire galante de Shidoken», de Furai Sanjin (Hiraga Gennai). Traduit par Hubert Maës. Publié par le Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Japonaises, l’Asiathèque. 1979.
Markus Andrew, « The Carnival of Edo : Misemono Spectacles from Contemporary Accounts », Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 45, n° 2, Harvard-Yenching Institute, 1985, p. 499-541.
POUR EN SAVOIR PLUS : “Des fabricants de perversité ?”